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Savoureusement incorrect

Fourchette et éprouvette, tout un symbole! Ed. Favre

«Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire», c'est le titre d'un ouvrage que signe le journaliste allemand Jörg Zipprick, publié par les éditions Favre, à Lausanne. Une enquête très critique qu'a lue Rolf Kesselring, lequel y va de son grain de sel moléculaire.

Depuis une bonne vingtaine d’années, un courant culinaire est venu faire grincer les rouages bien huilés de la haute gastronomie internationale. Tout a commencé avec un chef catalan nommé Ferran Adrià, dans un restaurant situé à Rosas, sur la Costa Brava.

L’enseigne de ce lieu proclamait le nom d’El Bulli (que l’auteur traduit improprement par Le Bouledogue, alors que Le bouilli est sa véritable traduction en français). C’est donc là que se mit à mijoter une tendance que certains voulurent voir comme l’ultime coup de génie de la création en matière de gastronomie. Très vite, on lui trouva un nom: la cuisine moléculaire. Et la guerre des chef commença!…

Récemment, ce conflit a été réactivé par l’ouvrage que publie les Éditions Favre. Il est l’œuvre d’un journaliste allemand nommé Jörg Zipprick, critique et analyste, publiant ses commentaires et critiques dans Stern et d’autres média.

En substance, l’auteur s’en prend à cette cuisine dite «moléculaire» principalement sous l’angle de l’emploi à outrance des additifs et autres adjuvants chimiques qui servent à présenter, d’une manière étonnante, des produits qui n’ont plus grand chose à voir avec ce qui provient naturellement de nos potagers ou de nos vergers, voire de nos élevages ou de la pêche en mer.

Pire encore, il semblerait que le Conseil de l’Europe et les industriels de la chimie et de l’agroalimentaire soient les discrets sponsors de ces chefs en mal de nouvelles recettes. D’après Jörg Zipprick, les Ferran Adrià et tous ses zélateurs en matière de cette curieuse cuisine dans tous les pays d’Europe sont en fait des sortes de sondes lancées et alimentées par des politiques et des lobbyistes d’une chimie alimentaire.

Cela ne date pas d’hier!

Est-on en train de préparer les esprits à des nourritures extraordinaires pour ne par dire plus? A-t-on tellement vidé la mer, outragé la planète agricole, usé la Terre, que des personnages obscurs songent à, désormais, nourrir les populations avec des choses innommables?

Il ne faut pas perdre de vue que, déjà, il y avait eu dans les années 60 des tentatives pour créer de la viande à base de pétrole. Pour ma part, j’avais participé à cette expérience en compagnie de Pierre Versins – le pape de la science-fiction et des conjectures, fondateur de la Maison d’Ailleurs à Yverdon-les-Bains.

Pressenti pour tester ces produits, dois-je dire ce que j’avais pensé alors en dégustant ces aliments de synthèse? Ceci révèle que, bien avant Ferran Adrià et tous ceux qui lui emboîtent le pas, des faiseurs de mondes nouveaux, sortes d’apprentis sorciers modernes, pensaient à vouloir nourrir la planète avec de curieuses pratiques. Cela s’est passé une vingtaine d’années avant que Ferran Adrià (magicien ou sorcier?) ne se mette à exploiter ses émulsions, ses triturations et autres combinaisons dont se méfie Jörg Zipprick.

Les recettes d’un succès international

À l’époque, l’attention du public fut attirée par la découverte de la carte singulière de ce restaurant catalan qui proposait des plats surprenants: espumas, mousses aux saveurs bigarrées, inhabituelles, filaments gélatineux, coupe fumantes d’azote, la liste serait longue et peu appétissante.

Il faut dire qu’en ce temps-là, la cuisine traditionnelle manquait un peu d’imagination. Elle s’était essoufflée avec le succès. Le savoir-faire et les tours de main ne suffisaient plus à attirer les gourmands. Les plus grands cuisiniers peinaient à satisfaire une clientèle devenue, sans doute, trop blasée.

Les guides gastronomiques mettaient une pression terrifiante sur tous ces artistes que sont les chefs étoilés. Certain baissèrent les bras, d’autres connurent le désespoir ultime, d’autres encore restituèrent leurs fameuses étoiles pour échapper à la pression.

Des étoiles comme s’il en pleuvait

Ce fut durant cette période que naquit l’ère Ferran Adrià… Comme la curiosité est la vertu première de tous les gourmets, la rumeur, à propos de ce chef qui étonnait ses clients avec ses compositions insolites, se répandit très vite à la surface de la planète gastronomique. On se bouscula à Rosas. Pour être branché, il fallait avoir mangé chez Ferran Adrià. Dans les salons à la mode, El Bulli devint le synonyme d’un nouvel ordre gastronomique mondial.

Porté au nues par la célèbre revue anglaise Restaurant Magazine qui, très rapidement, le qualifia de «meilleur restaurant du monde» et cela trois années de suite. Cette renommée lui permit de décrocher ces fameuses étoiles, signes d’une réussite exemplaire.

Il n’en fallait pas plus pour que la créativité des recettes de Ferran Adrià devienne un véritable phénomène médiatique. Puis, comme pour tout succès d’estime et de fréquentation, l’officiant d’El Bulli fit des émules.

La Suisse aussi…

C’est ainsi que dans la Suisse de Fredy Girardet, ce magicien spontané malheureusement à la retraite, le pays des Rochat, Olivier Martin, Carlo Crisci, Denis Velen, Guillaume Trouillot, et de tant d’autres compères en excellence et en inventivité, on a vu certains adopter cette cuisine moléculaire, comme par exemple Denis Martin à Vevey.

On peut être pour ou contre cette manière de cuisiner, mais Jörg Zipprick a le mérite de reposer le problème des additifs (non interdits ou non contrôlés dans notre beau pays) qui peuvent encore poser des problèmes de santé par leur utilisation.

Le seul vrai problème

Le véritable problème, à mon sens réside dans le fait de savoir si oui ou non, il y a une volonté dissimulée derrière cette tendance culinaire… Que veut-on nous faire avaler dans l’avenir? Existe-t-il des raisons à ce qui apparaît comme une tentative de faire varier, par la chimie, nos habitudes alimentaires?

Il suffit de consulter la liste des additifs et adjuvants que publie Jörg Zipprick à la fin de son ouvrage. Il y a de quoi se poser des questions, même si Hervé Thys, ce physico-chimiste français a raison de préciser que les quantités de ces éléments suspects, utilisés dans la cuisine moléculaire, le sont en quantités infimes.

Il est vrai aussi qu’on ne va pas manger tous les jours chez les Denis Martin ou les Ferran Adrià. C’est pour cela qu’avant de se mettre à table, il est absolument nécessaire de lire l’ouvrage de Jörg Zipprick, histoire de se poser les bonnes questions; et surtout de ne jamais oublier que, selon l’adage, nous sommes ce que l’on mange.

swissinfo.ch, Rolf Kesselring

«Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire» par Jörg Zipprick

Collection «Débat public»

Éditions Favre, Lausanne

224 pages

Kurti & This. La gastronomie moléculaire apparaît à la fin des années 80 suite aux travaux du physicien hongrois Nicholas Kurti et du physico-chimiste français Hervé This. La cuisine moléculaire s’inspirera des travaux de celui-ci.

Phénomènes. La gastronomie moléculaire étudie scientifiquement les phénomènes culinaires et non plus l’étude des aliments. Hervé This, à la mort de Nicholas Kurti, définira trois objectifs:

– Explorer la composante technique de la cuisine.

– Explorer la composante artistique de la cuisine.

– Explorer la composante relationnelle de la cuisine.

Gagnaire, Adrià, Martin… Parmi les chefs qui s’inspirent de la gastronomie moléculaire: le Français Pierre Gagnaire, le Catalan Ferran Adrià, le Britannique Heston Blumenthal. En Suisse romande, le représentant le plus connu de ce courant est Denis Martin à Vevey.

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