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Scofield et McCoy Tyner chez Miles, à Montreux

John Scofield (à d), venu pour la première fois à Montreux en 1976, était de retour pour des gospels. Daniel Balmat © Montreux Jazz Festival Foundation

Le guitariste assisté du Piety Street Band pour du gospel adroitement revisité, le pianiste et ses invités pour un hard bop digne de l'académie, Montreux revenait mardi à ces racines. Le jazz, au sens large, dans le hall baptisé Miles Davis.

L’occasion d’en reparler, d’éviter que la mémoire ne se dissolve dans la fuite du temps. Alors oui, ce mardi soir, des grands du jazz se sont produits au Miles Davis Hall. La plus petite des deux salles payantes du festival de Montreux, baptisée en mémoire d’un génie qui se faisait une fête de revenir année après année sur les bords du Lac Léman.

Presque un rituel, jusqu’à ce concert incroyable de juillet 1991, moins de trois mois avant sa mort, où le «Prince des Ténèbres» a revisité pour la première fois son répertoire de l’époque Gil Evans (années 50), avec Quincy Jones en maître de cérémonie («Miles & Quincy Live at Montreux»).

Miles Davis, rétif à se retourner sur le passé, qui, évidemment, a joué un rôle capital dans la carrière musicale du guitariste John Scofield, de vingt-cinq ans son cadet. Une école, un tremplin, parfois glissant, et trois disques («Star people», «Decoy» et «You’re under arrest»).

«J’aimais les subtilités du jeu de John», déclare dans sa biographie un Miles qui n’hésitait pas à bâtir des thèmes sur les impros de Scofield. Entamée en 1983, leur route commune s’achèvera deux ans plus tard. Une part de l’explication se trouve sans doute dans les déclarations de Miles jugeant le guitariste incapable de jouer dans le tempo (sous-entendu: comme tous les Blancs).

Tout ce qui comptait, c’était le moment où il mettait sa trompette sur sa bouche, finira par dire Scofield. «Il faisait surgir la musique. Il m’a donné fois en l’humanité.»

Pas à son goût

McCoy Tyner, vingt ans plus tôt, a lui surtout compté pour l’ex-sideman de Miles, John Coltrane, dont il a été un des piliers du quartette historique, entre 1960 et 1965. Miles Davis, pour sa part, n’aimait pas le jeu du prolixe pianiste.

C’est en tout cas ce que rapporte Quincy Troupe, biographe et ami de Miles, dans l’excellent petit ouvrage en forme de regard décalé sur le trompettiste, sorti cette année en français («Miles Davis», chez Castor Music).

La preuve, répercutée sur six pages. Nous sommes en août 1986, Miles met Troupe sur le grill, joue avec lui comme un chat avec une souris. Avide de connaître son opinion sur McCoy Tyner, il conclut avec sa férocité habituelle…

«Nan, McCoy fait de la merde. Tout ce qu’il fait, c’est du bruit avec un piano. Juste du bruit. Il a jamais su jouer et saura jamais. C’est quelqu’un de très bien, mais il ne sait pas jouer du piano, pour mes oreilles.»

Gospels à gogo

Grimace et retour au Miles Davis Hall donc, ce mardi de 2009. Avec le Piety Street Band, John Scofield est sur scène. Une fois de plus, depuis sa première venue en 1976. Cette année, «Sco» se refait une jeunesse avec des antiquités qu’il transcende. Ce qui tombe bien, vu qu’il s’agit de gospels.

Le guitariste est allé récemment enregistrer à la Nouvelle-Orléans. Mais le résultat sur disque est privé de cette étincelle retrouvée à Montreux. L’émotion. Avec sa dégaine à la Bono, Jon Cleary, voix polymorphe et claviers explosifs, joue en alter ego de Scofield. Derrière, une section rythmique aussi humble qu’efficace.

A quatre, ils s’approprient ces vieux gospels, les égrainant sans affectation, au fil d’un menu intelligent qui fait varier les tempos et les humeurs. Rappelant toujours plus Denis Hopper, grimaçant lors de ses impros mais visiblement heureux et particulièrement loquace, «Sco», dans l’angle, joue tourné vers le band.

Il cisèle ses soli anglés, parfois bruitistes, avec ce son de verre si caractéristique, ces miaulements, ces couinements, ces jeux d’écho, ces phrases désarticulées, brisées. Le guitariste, lui aussi, chante…

Comme un enfant

Après un départ funky, urbain, le public, apparemment conquis, a droit à une intro cubiste et grandiose sur «Walk with me». «Sometimes I Feel Like a Motherless Child» est offert tendu comme un arc et conduit à un reggae sur lequel Scofield improvise comme un trépassé dans les brumes moites de la Louisiane.

Plus loin, il est question de décapitation, avant une version à la fois sombre et extravertie du «The Angel of Death» de Hank Williams. Là, le guitariste lance les grandes orgues, distorsion à l’appui, jouissif. Le set s’achève sur un «Soldier in the Army of God» enlevé, joyeux. Le public bat le rythme des mains. A 58 ans, Scofield est un enfant.

Autre approche, presque académique (mais l’homme est de ceux qui ont fait l’histoire du jazz!), avec McCoy Tyner, sa section rythmique terriblement efficace et les invités Bill Frisell, guitare, et Gary Bartz, sax.

Au départ, légende vivante, habillé de sombre et cravate blanche, le pianiste de 70 ans s’avance lentement vers son piano, cérémonial mais souriant. Le bassiste véloce, le batteur expansif et les autres sont à leurs instruments.

A brides abattues

Leur set en six thèmes (plus un rappel) sera mené sur les chapeaux de roues. Sans guère de respirations, à tempo élevé. Des compositions-maison, des standards écrits par d’autres (Ellington), le trio+2 ripoline un hard bop de facture plutôt classique. Un jazz éclatant, expressionniste, presque démonstratif.

Capable d’un toucher délicat (certains le disaient féminin), le pianiste jongle surtout avec les accords plaqués, pédales et tremblements, percussifs à faire rendre l’âme à son instrument. Son jeu reste très orchestral, mais ses improvisions ne traînent pas en longueur, pour le moins. Le prolixe d’antan aurait-il moins de choses à exprimer? Reste la tendresse, lors d’un thème en solo, volutes et torsades.

Mais au fond, le seul à injecter un peu de grain (de sable) à moudre dans cette solide mécanique exubérante est Gary Bartz. Au sax soprano et surtout alto, il improvise par déambulations ou notes tenues, avec des accents freejazz et une liberté qu’il semble heureusement avoir de la peine à brimer.

En adepte du son pur, Bill Frisell, lui, paraît moins à l’aise dans ce cadre musical guère propice à l’expression de son originalité radicale et intime. Une autre fois peut-être.

Pierre-François Besson, Montreux, swissinfo.ch

43ème. Le 43ème Montreux Jazz Festival se tient du 3 au 18 juillet.

Animations. A côté des concerts dans les deux grandes salles du festival (Auditorium Stravinsky et Miles Davis Hall), maintes animations sont au programme, dont les croisières musicales sur le Léman, les multiples concerts gratuits, les workshops instrumentaux, les concours.

Budget. Deux-tiers du programme de festival est gratuit et le budget de cette édition se monte à 20 millions de francs.

Aura. Quelque 200’000 personnes au total devraient fréquenter ce festival devenu une importante carte de visite internationale et musicale de la Suisse dans le monde.

Quand. Né en 1951 dans l’Ohio, il joue du rock et du rhythm and blues avant de se former à la contrebasse puis à la guitare à la Berklee School.

Qui. Chet Baker, Charlie Mingus, Herbie Hancock, Charlie Haden, Jim Hall et bien sûr Miles Davis, au début des années 80, ont été des rencontres importantes.

Quoi. Guitar hero de la planète jazz, Scofield aime les aventures musicales. Dernier exemple en date: son CD «Piety Street» (2009), qui marque le gospel au fer du blues.

Débuts. Né en 1938 en Pennsylvanie, le pianiste et compositeur est un géant du jazz qui a entamé sa carrière en 1953 et été pendant cinq ans membre du quartet du saxophoniste John Coltrane (1960-65), un des plus fameux de l’histoire du jazz.

Ensuite. Il a enregistré plus tard avec Ike et Tina Turner, reçu le prix du disque de l’année en 1973 pour un enregistrement à Montreux, avant de poursuivre une carrière fertile faite de très nombreuses rencontres.

Discographie. Dans son dernier disque («Guitars», 2008), il se confrontait à divers guitaristes comme Scofield et Frisell. Un nouveau jalon au sein d’une discographie de quatre-vingt titres comme leader.

Né en 1951 dans le Maryland, Bill Frisell a joué avec le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ou John Zorn.

Au style immédiatement reconnaissable, le guitariste mène une carrière quasi post-moderne, à cheval entre rock et country, jazz et blues.

Saxophoniste et clarinettiste né en 1940 dans la Maryland, diplômé de la Julliard School, Gary Bartz a travaillé avec Charles Mingus, Max Roach ou Miles Davis (les fameuses «The Cellar Doors Sessions», 1970).

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