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Le casse-tête des grèves de la faim dans les prisons

Les grèves de la faim de Bernard Rappaz - ici avant une audience au tribunal - soulèvent de multiples questions. Keystone

La grève de la faim menée l’an dernier par le chanvrier Bernard Rappaz continue à secouer la Suisse. C’est au tour des académiciens de se pencher sur le problème des normes légales et éthiques. Médecins et juristes se sont réunis à Zurich.

Le chanvrier valaisan Bernard Rappaz a une nouvelle fois cessé de manger, cet été, mais pour une période limitée.

La grève de la faim qu’il a menée durant 120 jours en 2010 pour protester contre sa condamnation sont en revanche encore dans toutes les mémoires. Elle avait non seulement suscité des commentaires passionnés dans les cafés, mais déchiré jusqu’à des corps de métiers ou d’institutions que l’on ne soupçonne en général guère de se laisser ébranler.

L’«affaire Rappaz» a ainsi incité le Centre de compétences «médecine-éthique-droit helvétique» (MERH) de l’Université de Zurich à organiser un colloque, mardi dernier, intitulé «Mort en prison». «D’un point de vue scientifique, la grève de la faim en prison est une «terra incognita», a déclaré Dominik Gross, de la Haute-Ecole technique d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne, qui animait un débat.

Les règles éthiques des médecins sont en revanche claires: ils ne doivent pas nourrir quelqu’un de force contre sa volonté, pour autant que la personne soit capable de discernement. Mais est-ce que cela vaut pour la prison? C’était l’une des questions posées par le colloque.

«Malheureusement, on ne sait toujours pas si le Tribunal fédéral estime qu’il est justifié d’obliger un médecin – moyennant menace de sanction – à nourrir de force un détenu qui refuse de s’alimenter», a regretté Brigitte Tag, professeure de droit pénal et de droit de la médecine à l’Université de Zurich.

Dans le cas Rappaz, le TF avait dans un premier temps obligé les médecins genevois à recourir à l’alimentation forcée, mais ces derniers ont fait appel. Le chanvrier ayant lui-même porté son cas à la Cour européenne des droits de l’homme et cessé sa grève, le TF n’a plus à se prononcer.

Contre l’alimentation forcée

La professeure plaide pour une solution fédérale qui mettrait fin à «l’insécurité juridique liée à la coexistence des droits cantonaux.» Une initiative parlementaire dans ce sens, déposée par la Valaisanne Viola Amherd, a cependant été rejetée en juin dernier.

Brigitte Tag, comme une grande majorité des participants au colloque, est opposée à l’alimentation forcée de détenus en grève de la faim.

En revanche, a-t-elle poursuivi, l’alimentation forcée peut déboucher sur un acte pénalement répréhensible, puisqu’elle peut provoquer des complications médicales, voire des chocs mortels pour l’organisme.

«Ethique de la désobéissance»

C’est aussi l’avis de Jacques de Haller, président de la Fédération des médecins suisses (FMH). «La personne qui refuse de s’alimenter doit être informée, plusieurs fois et clairement, sur les risques qu’elle encourt. Si elle a des directives anticipées, le médecin se doit de les respecter. Et même pratiquer une «éthique de la désobéissance» si un tribunal lui ordonne d’alimenter la personne, comme ce fut le cas dans l’affaire Rappaz.»

Participant également au colloque, Thomas Noll, médecin, psychiatre et juriste, directeur de l’application des peines du plus grand pénitencier de Suisse (Pöschwies, dans le canton de Zurich, 426 places), a fait entrer l’auditoire dans le quotidien d’une institution qui est comme une «marmite à vapeur», avec 50% de détenus ayant un désordre diagnostiqué de la personnalité. L’établissement compte «un à deux cas de grève de la faim par année», a-t-il révélé.

Thomas Noll critique lui aussi l’alimentation forcée. «C’est mon opinion personnelle et non l’avis de la direction dans son ensemble, explique-t-il à swissinfo.ch. Je crois que la perspective d’être forcé à se nourrir augmente la résolution du détenu de continuer sa grève de la faim. Il peut aller beaucoup plus loin tout en étant sûr de ne pas mourir. Mais qu’on soit pour ou contre l’alimentation forcée, nous n’avons pas le droit d’être manipulables.»

Personnalités narcissiques

Les grévistes de la faim ne sont pas des détenus comme les autres, ajoute le médecin et juriste. «Ce sont des personnes fortement narcissiques et histrioniques: elles cherchent à être au centre de l’attention. Or une grève de la faim, et, à fortiori, encore plus une alimentation forcée, flatte leur narcissisme, car il faut un encadrement médical poussé et un grand suivi administratif. La couverture médiatique nourrit aussi leur besoin de se mettre en scène.»

Le directeur prend-il en compte la possibilité que le gréviste de la faim décède? «Je le formulerais autrement: nous gardons dans notre institution les détenus aussi longtemps qu’il est possible de les garder et de les encadrer médicalement et psychologiquement. Il est très important de n’entrer en matière sur aucune de leurs revendications, car cela pourrait faire boule de neige. Mais nous avons l’obligation de les soigner. Si leur état devient critique, ils sont acheminés à l’hôpital et c’est ce dernier qui décide.»

Quant aux réactions à avoir face à un gréviste de la faim, Thomas Noll plaide pour une démarche transparente et claire. «Des lignes directrices objectives permettent d’agir de façon coordonnée et sûre. Lorsque les autorités apparaissent peu sûres d’elles, le gréviste peut s’en trouver encouragé.»

Le cas Rappaz continuera à être débattu chez les spécialistes. Les 22 et 23 septembre, le groupe spécialisé «Réforme dans le droit pénal» organisera un colloque intitulé «Médecine de prison et justice pénale» à Zurich. Et à Aarau, le Forum pour la criminologie se penchera directement sur la question de la grève de la faim des détenus lors d’un débat public le 22 septembre.

Délicats. Les suicides en prison sont d’autres cas délicats à gérer pour les autorités chargées de veiller sur les détenus tout en appliquant les peines prononcées par la justice.

La moitié. Selon le professeur de criminologie Martin Killias, le taux de suicide en prison est plus élevé que dans la population «normale». La moitié des suicides en prison surviennent durant les douze premières semaines de l’incarcération, le risque étant particulièrement élevé dans les cas d’emprisonnement dans une cellule individuelle.

A la sortie. Mais le risque de décès prématuré perdure lorsque les personnes sortent de prison. «Sans pouvoir avoir des chiffres précis en Suisse, à cause de la protection des données, nous avons pu montrer que, sur 120 hommes de 18 à 40 ans morts après avoir purgé une peine de prison, 65% étaient décédés de façon non naturelle.»

Risques. Le suicide est responsable de 28% des cas, et les overdoses de 29%. Le risque d’accident mortel et celui d’être victime d’un crime est également plus présent.

Effet protecteur? «On peut donc se demander si c’est vraiment la prison qui provoque un risque plus élevé de suicide, comme certains l’affirment, ou s’il ne faut pas plutôt chercher des explications dans les caractéristiques mêmes de la population des personnes ayant un comportement criminel», conclut Martin Killias, selon qui la prison aurait même un «effet protecteur».

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