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Une grève de la faim qui divise la Suisse

Le combat jusqu'au-boutiste de Bernard Rappaz fait couler beaucoup d'encre. Reuters

Emprisonné, le chanvrier valaisan Bernard Rappaz a entamé son 81e jour de grève de la faim pour protester contre une peine de prison qu’il juge trop élevée. Les médecins refusent de le nourrir de force. L’affaire agite médias, population et juristes.

Rarement, hors votations fédérales, un événement de l’actualité n’aura mobilisé autant et aussi longtemps les Suisses. «Il semble vraisemblable que l’affaire Rappaz devienne une tragédie moderne grecque, écrivait le Tages-Anzeiger la semaine dernière. Tout le monde va perdre.»

La question «Faut-il sauver Rappaz ou le laisser aller au bout de sa grève de la faim» est sur toutes les lèvres, d’est en ouest, du nord au sud de la Suisse, ce qui est rare. Le nombre de personnalités à s’exprimer est chaque jour plus grand, de l’écrivain auteur de best-sellers Bernhard Schlink à des personnalités politiques locales.

L’Etat doit-il appliquer les peines décidées par la justice, coûte que coûte, et donc ne pas «céder au chantage» d’une grève de la faim, ou le principe de protection de la vie d’une personne emprisonnée, et donc confiée à l’Etat, est-il à placer au-dessus des autres principes?

En grève depuis mars

A cette question de base s’en pose une autre, très sensible également car touchant au pouvoir des médecins: ceux-ci doivent-ils nourrir quelqu’un, et donc le soigner, contre son gré? Si les médecins sont très clairs – la réponse est un «non» catégorique, la première question faisant l’objet d’un va et vient entre autorités concernées.

Et Bernard Rappaz, 57 ans, bien connu de la justice valaisanne pour cultiver du chanvre et réclamer la légalisation du cannabis de façon militante, refuse de s’alimenter depuis plus de 80 jours.

Condamné à 5 ans et 8 mois de prison pour violation grave à la loi fédérale sur les stupéfiants – l’homme en a cultivé et vendu des tonnes – et pour gestion déloyale aggravée, Bernard Rappaz a mené une première grève de la faim dès son emprisonnement le 20 mars. Il a poursuivi cette grève, mais avec des interruptions.

Jeu au chat et à la souris

Depuis, un tragique jeu au chat et à la souris a lieu entre le prisonnier et les autorités. Hospitalisé, il a déjà pu retourner deux fois chez lui, sous surveillance, pour se remettre. Dès qu’il allait mieux, la justice le réacheminait en prison.

Durant l’été, à l’Hôpital de l’Ile à Berne, Bernard Rappaz avait déclaré, par écrit, aux questions du Tages-Anzeiger: «Si on me nourrissait de force, cela ne ferait que prolonger le supplice. On meurt simplement plus tard. (…) Mieux vaut mourir le dos droit que vivre couché.»

Bernard Rappaz est à nouveau hospitalisé depuis le 17 octobre, d’abord à Sion, en état d’«hypoglycémie lourde», puis de là, aux Hôpitaux universitaires de Genève, où il se trouve encore dans la section carcérale. Mais, comme à Berne, les médecins genevois refusent de nourrir le détenu contre son gré, malgré une nouvelle injonction de la justice valaisanne en fin de semaine dernière.

Prise d’otage?

Selon le professeur de droit pénal à l’Université de Zurich Christian Schwarzenegger, «les médecins pratiquent ainsi une sorte de désobéissance civile. Avec l’article 292 du Code pénal sur l’insoumission à une décision de l’autorité, les juges doivent poursuivre le médecin qui refuse de nourrir Bernard Rappaz…»

Tandis que les personnalités se succèdent au chevet du détenu pour soutenir sa volonté de ne pas être nourri de force et pour réclamer soit une médiation soit une interruption de peine, de Philippe Roch, ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement, au sociologue Gabriel Bender, de nombreux citoyens, et surtout les Valaisans, estiment que le chanvrier a pris toute la société en otage.

«On pourrait éventuellement parler de contrainte au sens pénal, répond Christian Schwarzenegger. Il met effectivement la conseillère d’Etat (ministre) Esther Waeber-Kalbermatten et le directeur de l’exécution des peines du canton du Valais sous pression et on pourrait le poursuivre pénalement pour cela.»

Un moyen rarement utilisé

«Mais, ajoute le professeur, dans le même temps, sa grève de la faim ne fait du tort qu’à une personne: lui-même. Or tout être humain a le droit de se faire du mal. Ce n’est pas, en soi, une ‘contrainte’. De plus, la grève de la faim n’est pas un suicide direct. Il ne faut pas oublier que ce moyen est très rarement utilisé pour obtenir quelque chose de la part des autorités.»

Certains grévistes en meurent quand même. Dix militants irlandais membres de l’IRA étaient morts des suites du refus de s’alimenter, en 1981. Un dissident est mort à Cuba en février dernier.

Selon Christian Schwarzenegger, le Tribunal fédéral, saisi du recours des médecins genevois, n’a d’autre choix que d’ordonner une interruption de la détention. «En août, il a clairement indiqué que la protection de la vie humaine durant l’exécution des peines était un bien supérieur.»

Décision sur une demande de grâce

«Mais il a manifestement cru ou espéré que les médecins pratiqueraient l’alimentation forcée, poursuit Christian Schwarzenegger. La Cour disait aussi, dans le même verdict, que si cette dernière n’est pas possible, il fallait interrompre, de façon subsidiaire, la détention pour sauver la vie de la personne.»

«Si le Tribunal fédéral décidait différemment aujourd’hui, sur le fond, qu’au mois d’août, la situation serait inédite et très délicate du point de vue de l’Etat de droit…», craint le professeur zurichois.

Le Parlement valaisan doit se prononcer jeudi sur la demande de grâce de Bernard Rappaz. En Valais, personne ne parie un centime sur les chances du célèbre détenu d’obtenir gain de cause.

Selon le professeur de droit pénal Christian Schwarzenegger, de l’Université de Zurich, la question de la grève de la faim des détenus prend encore une autre dimension lorsqu’il s’agit de violeurs ou d’assassins.

«Le droit suisse ne dit rien de ces cas de figure et il serait temps de combler cette lacune», estime-t-il. Pour l’heure, peu de cantons ont une disposition légale explicite. C’est le cas de Berne, qui a adopté une disposition légale, sur le modèle de la loi allemande.

Le droit allemand stipule que le détenu peut être nourri de force lorsqu’il arrive au bout de ses forces et que sa vie est en danger.

En Grande-Bretagne en revanche, tant que la personne est capable de discernement, on lui apporte de l’eau chaque jour en lui répétant, à chaque fois, qu’elle met sa vie en danger. Mais on la laisse faire.

«Il est central que la personne soit capable de discernement, précise le professeur, car laisser mourir quelqu’un qui ne l’est pas revient à se rendre coupable d’homicide par omission.»

En août 2009, l’Hôpital de l’Ile à Berne accueillait un autre détenu célèbre en grève de la faim, René Osterwalder, condamné en 1998 à 17 ans de réclusion pour actes pédophiles, qui en était à son 45e jour de grève de la faim.

Contre sa volonté. Dans le cas zurichois, l’Office cantonal d’exécution des peines avait, par avance, adopté une disposition indiquant que le détenu recevrait les soins nécessaires «même contre sa volonté, fixée dans les directives anticipées».

Grève arrêtée. Le condamné, qui réclamait de pouvoir conclure un partenariat enregistré avec son compagnon, également détenu, avait stoppé la grève de la faim de lui-même.

Selon un sondage de la Tribune de Genève auprès de 500 Romands, une majorité de sondés (65,2%) ne veut pas entendre parler d’alimentation forcée.

Une proportion semblable (64%) refuse toutefois une libération du détenu pour des raisons humanitaires. Ce refus atteint 83,6% en Valais.

Quant à la question de laisser mourir le détenu, les avis sont très partagés (45,6% de oui contre 42,6% de non). Les Valaisans préconisent en majorité (56,7%) d’abandonner Rappaz à son sort.

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