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«Nous n’avions pas de lien théorique ou politique avec les Brigades rouges»

La Reanult rossa in cui è stato rinvenuto il cadavere del presidente della DC Aldo Moro il 9 maggio 1978
La Renault rouge dans laquelle le cadavre du Président de la Démocratie chrétienne Aldo Moro a été retrouvé le 9 mai 1978 à Rome. Keystone

Dans les années 1979, l’extrémisme de gauche italien a fait des émules en Suisse. Dans le canton du Tessin, certains mouvements ont apporté un soutien à des représentants de la lutte armée. Témoignage d'un militant tessinois.

 «Quand ils ont enlevé Moro, j’étais avec Toni Negri et deux autres amis à Paris, ville où je vivais. Nous allions à une manifestation et, lorsque nous sommes arrivés à Saint-Germain, nous avons entendu les crieurs du journal Le Monde qui annonçaient la nouvelle». «Je me rappelle que ma réaction, un mélange d’euphorie et de confusion, a été immédiatement contenue par mes compagnons», en particulier par Toni Negri, qui «très en colère, avait prévu que l’action des Brigades rouges déclencherait une forte réaction» de l’Etat. 

C’est le récit de A.A. (initiales fictives), l’un des cinq Tessinois impliqués dans la seule véritable procédure judiciaire concernant les faits liés à l’extrémisme de gauche durant les années de plomb. Le procès s’est conclu le 30 octobre 1981. La cour d’assises criminelle de Locarno a prononcé des peines de prison allant de huit mois à deux ans et sept mois. L’affaire a mis en lumière les relations entre le groupe local et les représentants de la lutte armée en Italie; ils avaient trouvé dans la partie italophone de la Suisse non seulement un refuge, mais aussi un soutien logistique, notamment par le biais de vols d’armes commis dans la région. 

Toni Negri, né le 1er août 1933 à Padoue, philosophe marxiste et professeur d’université, est l’un des fondateurs à la fin des années 1960 de Potere Operaio (devenu par la suite Autonomia Operaia) et député du Parti Radical. Il est considéré comme l’un des plus grands intellectuels italiens: son essai sur la mondialisation «Empire», publié en 2002 avec Michael Hardt, a connu un succès mondial. En 1983, il s’enfuit en France, où il enseignait dans plusieurs universités, pour échapper aux enquêteurs qui s’intéressent aux les liens présumés entre Autonomia Operaia et les Brigades rouges. En 1997, il rentre en Italie après avoir négocié une réduction de peine (il avait été condamné à 12 ans de prison).

L’influence des mouvements italiens 

Au début des années 70, cette proximité, qui n’était pas uniquement géographique, a favorisé la création de liens entre l’extrême gauche tessinoise et les mouvements extraparlementaires italiens. Des liens ont notamment été tissés par le Mouvement de jeunesse progressiste (MGP, Movimento giovanile progressista), né à la fin des années 60 à Bellinzone, qui est devenu en 1970 la Lutte de Classes. Ce mouvement a surtout eu des contacts avec le Potere Operaio (Pouvoir ouvrier, PO) de Toni Negri. Les groupuscules tessinois MJP et Lutte de Classes ont pris une place importante dans le paysage politique cantonal de l’époque.

En matière de politique radicale de gauche, A.A. souligne: «A cette période, entre 1968 et 1970, il y avait un vide que nous avions de la peine à combler seuls. Le MGP avait en fait une plus grande force mobilisatrice que le PSA (n.d.l.r.: Parti socialiste autonome, mouvement qui est ensuite entré au parlement et au gouvernement tessinois).» 

«Nous étions fascinés par l’Italie parce que nous avons réalisé qu’il y avait un laboratoire politique»

«Nous étions fascinés par l’Italie parce que nous avons réalisé qu’il y avait un laboratoire politique, alors que le Tessin des banques et du tourisme n’offrait pas grand-chose.» De plus, «parmi les étudiants, la normalité était revenue, le conflit dans les universités avait fini par s’épuiser.» L’étape qui a conduit à l’intensification de la collaboration avec les camarades de l’autre côté de la frontière était donc naturelle. 

«Je m’étais inscrit à l’université de Padoue où Toni Negri, Ferruccio Gambino et d’autres leaders du PO enseignaient», poursuit l’ancien militant de gauche. «Dans cette ville, j’ai établi des contacts qui m’ont conduit en 1974 à créer un réseau de refuges pour les camarades qui se cachaient pour échapper à la police italienne. Lorsque la situation est devenue dangereuse pour moi aussi, j’ai déménagé quatre ans à Paris et j’ai été arrêté à mon retour en Suisse.» Un sort similaire a été réservé à d’autres anciens membres du même mouvement tessinois. 

Un saut qualitatif dans la confrontation avec l’État

Après tout, «les choses se sont déroulées très rapidement» dans ces années-là, et les protagonistes ont souvent été dépassés les événements. Ainsi, le degré de perception et le niveau de conscience ne suivent pas toujours l’évolution de la situation dans le domaine de la lutte politique. Les premières collaborations avec les principaux représentants de la gauche extraparlementaire italienne ont commencé lorsque l’on ne pouvait pas encore parler de lutte armée. 

«Le lendemain de l’épisode de la mort de Feltrinelli (n.d.l.r.: le 14 mars 1972 à la suite d’une explosion près d’un pylône électrique, dans la périphérie de Milan), j’ai dû cacher un compagnon milanais impliqué dans l’action», se souvient encore A.A.. «Nos contacts les plus importants étaient avec Autonomia (Operaia). Nous n’avions aucun lien théorique ou politique avec les Brigades rouges. Cependant, nous sommes parfois entrés en contact avec eux pour leur garantir un moyen de fuir l’Italie.» 

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Le contexte du début des années 70 était particulier, A.A. tient à le souligner: «En Italie, contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne avec la Fraction armée rouge, une partie importante de la société civile et des médias sympathisaient avec les actions démonstratives des Brigades rouges. Puis, lorsque la véritable lutte armée a commencé, les meurtres et les tirs sur les journalistes, les Brigades rouges ont perdu leur soutien et, de notre côté, nous avons dû réfléchir à nouveau et interrompre les contacts.» 

Giangiacomo Feltrinelli, fondateur de la maison d’édition homonyme, s’était impliqué très jeune dans la Résistance. En 1964, il s’était rendu à Cuba, où il avait rencontré les leaders de la Révolution et était devenu un ami personnel de Fidel Castro. Trois ans plus tard, il fut arrêté, avec la collaboration de la CIA, en Bolivie, où Ernesto Che Guevara a été capturé et tué. Grâce à ses contacts, il s’est procuré la fameuse et iconique photographie du Che prise par Alberto Korda en mars 1960. 

Après l’attentat de la Piazza Fontana en 1969 à Milan, il a créé les Gruppi d’azione partigiana (Groupes d’action partisane, GAP), l’un des premiers groupes armés de gauche et a financé d’autres organisations extra-parlementaires, dont les Brigades rouges. Il est mort le 14 mars 1972 dans l’explosion de la bombe qu’il était en train de placer sur un pylône électrique à Segrate (Milan).

A.A. donne plus de détails sur leur collaboration avec l’extrémisme rouge: «Avec quatre autres camarades, j’avais aidé à voler et à cacher des armes. Nous en sommes toutefois restés là, car nous ne comprenions plus les objectifs.» Ils ont toutefois continué leur action avec l’organisation antifasciste Secours rouge, apportant un soutien aux victimes de la répression de l’Etat. «Nous nous sommes désolidarisés parce que le meurtre politique ne faisait pas partie de notre état d’esprit», commente A.A..

Face aux bombes fascistes et à la stratégie des patrons qui réprimaient les luttes ouvrières, continue A.A., «nous avons pensé qu’il était nécessaire de contre-attaquer de manière forte et à un certain moment nous avons même accepté l’idée qu’en Italie, l’insurrection ouvrière était possible. Mais abattre des journalistes et tuer des magistrats, non.» 

Les limites et les erreurs de cette expérience 

A ce stade, on s’interroge sur le bilan de ces expériences qui, pour certains protagonistes, ont eu des conséquences de nature judiciaire. «Ce que je ne veux pas faire maintenant, c’est idéaliser un groupe dont, des années plus tard, je vois surtout les limites. D’autre part, je ne veux pas non plus tomber dans une sorte de révisionnisme ou de repentir. Je suis heureux d’avoir vécu cette expérience de 20 à 30 ans. Comme c’est souvent le cas, on apprend plus de ses erreurs que des succès.» 

40 ans plus tard, on peut légitimement se demander si les protagonistes de l’époque n’avaient pas péché par naïveté ou commis des erreurs évidentes d’analyse. «Bien sûr, Lutte de Classes, passe aujourd’hui pour un groupuscule naïf. Mais les analyses concrètes de l’économie et de la société tessinoises de l’époque ne sont pas si déplacées, surtout si on prend on compte ce qu’étaient les outils conceptuels à disposition. Mais si on ne regarde que les relations avec la lutte armée, peut-être que oui.» 

Il tient note toutefois que Lutte de Classes a été dissoute en 1972, «avant que les années de plombs ne se déchaînent en Italie». Les liens avec les groupes italiens impliqués d’une manière ou d’une autre dans la lutte armée se limitaient à quelques dissidents de Lutte de Classe.

     

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