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Les positions politiques de la diaspora turque sont plus complexes qu’il semble

Türkisches Stimmlokal in Bern
Türkischer Staatsangehöriger bei der Stimmabgabe in Bern am 27. März 2017. In der Schweiz stimmten bloss 38 % der Türken für das Verfassungsreferendum. Keystone

L’élection présidentielle qui a eu lieu en juin en Turquie a mis en évidence les positions politiques contrastées de la diaspora turque en Europe. Ces divergences s’expliquent en particulier par des raisons historiques. Regard sur les réseaux politiques des Turcs de l’étranger.

Les citoyens turcs vivant en Suisse ont clairement rejeté l’an dernier le référendum constitutionnel et les candidats des deux grands partis de gauche y ont remporté ensemble plus de voix lors de la récente élection présidentielle que le président Recep Tayyip Erdogan. En Allemagne, en revanche, la communauté turque a largement soutenu le référendum et plébiscité le président.

La forte proportion de Turcs d’origine kurde en Suisse a évidemment joué un rôle prépondérant pour que la différence soit si accusée entre les deux pays. Mais on ne rend pas justice à la diversité politique de la diaspora si on se limite à y opposer les Kurdes et les Turcs ou les partisans d’Erdogan et ceux qui le contestent.

La diaspora n’est pas homogène

En Allemagne, l’immigration turque s’est développée au début des années 60 déjà dans le sillage de l’accord migratoire entre les deux pays sur les «travailleurs invités». En Suisse en revanche, le nombre d’immigrés a commencé à progresser de manière significative dans les années 80 seulement. Et la plupart ne venaient pas chercher du travail, mais demander l’asile politique.

Les premiers à se réfugier en Suisse ont été les activistes de gauche et les intellectuels. Ils ont été suivis dans les années 90 par une forte proportion de Kurdes qui fuyaient leur pays en raison de l’escalade du conflit dans le sud-est entre l’armée turque et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ces deux épisodes migratoires ont cependant aussi touché l’Allemagne.

Forte polarisation

Aujourd’hui, la société turque est de plus en plus divisée, aussi bien à l’étranger qu’en Turquie. Cette fracture ne se manifeste pas seulement dans les résultats du référendum et de la présidentielle, mais aussi dans la multiplication des violences contestataires dans le pays. Mais Erdogan n’est pas le premier dirigeant politique à polariser à ce point l’opinion publique.

Il y a eu d’importantes divisions à l’époque où Adnan Menderes était au pouvoir (1950-1960), remarque le politicien bernois Hasim Sancar (Verts) qui a lui-même émigré de Turquie en Suisse en 1982. Le Premier ministre avait alors encouragé aussi bien l’islamisation de la société que les violences contre la minorité grecque. Il a été renversé par un putsch militaire en 1960 – une pratique qui est malheureusement devenue une tradition.

L’armée réalisera encore trois coups d’État avant la fin du 20e siècle (1971, 1980, 1997). Un cinquième a échoué en 2016.

Tournant en 1980

Celui de 1980 a eu une influence particulière sur la diaspora. Il avait été précédé par de violents affrontements entre extrémistes de gauche et de droite et par une série d’assassinats politiques. L’armée a renversé le Premier ministre de l’époque, Süleyman Demirel, sous prétexte de vouloir rétablir l’ordre public.

Staatsstreich: Panzer der türkischen Armee in auf dem Kizilay-Platz, Ankara, am 12. September 1980.
Staatsstreich: Panzer der türkischen Armee auf dem Kizilay-Platz in Ankara am 12. September 1980. Keystone

Selon Hasim Sancar cependant, ce putsch était principalement dirigé contre la gauche. Pour la contrecarrer, les généraux putschistes avaient développé une «synthèse turco-islamique»  qui a fini par leur poser problème parce que l’armée est par tradition partisane du kémalisme, une forme d’État républicain.


La synthèse turco-islamique représente un changement de paradigme dans les relations entre l’État et la religion qui a suivi le putsch militaire du 12 septembre 1980. Cette nouvelle orientation idéologique devait permettre au pouvoir de répondre aux extrémismes de gauche et de droite ainsi qu’à l’Islam politique. Elle unit le nationalisme turc et l’idée kémaliste d’un État fort avec une interprétation modérée et anticommuniste de l’Islam. Source: Centre fédéral allemand pour l’éducation politiqueLien externe.


Mobilisation des Turcs en exil

Spécialiste de la diaspora turque en Allemagne, Alexander Clarkson du King’s College de Londres voit dans le coup d’État de 1980 un catalyseur qui a permis aux immigrés turcs de développer une conscience de classe. Jusqu’en 1980, la diaspora était formée essentiellement d’ouvriers qui n’avaient pas vraiment d’idéologie cohérente. Mais le putsch a poussé une grande partie des élites turques et des intellectuels de gauche à s’enfuir. Certains se sont rendus en Suisse, mais la plupart ont émigré en Allemagne où ils ont trouvé une large communauté qu’ils pouvaient mobiliser selon leurs vœux.

Hasim Sancar précise que les intellectuels en exil ont montré une grande capacité de mobilisation lors des manifestations de solidarité et de contestation sociale qui ont eu lieu dans les années 80 en Europe. Ils ont ainsi jeté les bases d’une diaspora de gauche active sur tout le continent.

Comment est organisée la gauche? 

Selon le politicien suisse, il n’y a pas dans la diaspora de différences idéologiques très marquées entre les deux grands partis de la gauche, le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti démocratique de peuples (HDP), même s’ils se distinguent en particulier par leur électorat. Le HDP est surtout soutenu par les Kurdes, les minorités telles que les Assyriens et par les cercles de gauche à tendance communiste. Les milieux féministes et marxistes de la diaspora votent aussi en majorité pour lui.

Le CHP en revanche représente la social-démocratie classique traditionnelle. Les groupes cités plus haut y sont également représentés, mais les partisans du HDP n’apprécient pas sa proximité avec l’État et son soutien pour le système, remarque l’écologiste.

Bloqués en Turquie

Huit double nationaux suisses et turcs sont toujours retenus en Turquie, frappés d’interdiction de quitter le pays. On ne sait pas si ces personnes sont retenues pour des raisons administratives ou si la mesure a été ordonnée par un tribunal.

En juillet, l’ambassadeur turc en Suisse a dit qu’elles pourraient quitter le pays dès la fin de l’état d’urgence, le 18 juillet. Mais trois semaines après ce délai, elles sont toujours bloquées.

Le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) annonce qu’il est en contact avec ces huit personnes et qu’il est intervenu à plusieurs reprises au niveau diplomatique. La dernière rencontre a eu lieu le 8 août avec le chargé d’affaires de l’ambassade de Turquie à Berne et le cas est traité avec un degré de priorité élevé.

Qui élit qui?

«Le lien avec l’État turc est plus faible dans les communautés qui apprécient leur patrie d’accueil et où il y a de nombreux double nationaux. C’est ici que l’on rencontre les électeurs classiques du CHP et du HDP», explique pour sa part Alexander Clarkson.

En revanche, les Turcs de la troisième ou de la quatrième génération qui gardent un lien plus fort avec la Turquie qu’avec le pays où ils sont nés votent généralement pour l’AKP, le parti conservateur fondé par Erdogan, estime-t-il. Il relève cependant, les électeurs de la diaspora qui votent pour l’AKP le font d’abord par loyauté envers l’État et ensuite pour soutenir Erdogan. En tant qu’homme fort, celui-ci est considéré comme l’incarnation d’un État turc puissant.

Cette communauté d’émigrés fidèles à l’État turc a toujours existé. Ils ont accès aux moyens de communication officiels, sont ainsi très présents et savent se faire entendre. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait une majorité structurelle de partisans d’Erdogan dans la diaspora parce que le processus d’identification y est bien moins marqué qu’en Turquie.

Pour Hansi Sancar, deux facteurs surtout expliquent les résultats des élections et du référendum: les stratégies disparates des partis d’opposition et le large réseau de plateformes proches de l’AKP pour mobiliser l’électorat conservateur de la diaspora. L’administration turque des affaires religieuse Diyanet qui finance aussi des mosquées à l’étranger et le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen ont joué ici un rôle important, même si ce dernier s’est divisé en 2013 entre les partisans de Gülen et ceux d’Erdogan.

Les dérapages verbaux de certains politiciens européens et turcs et les échauffourées diplomatiques ont en outre provoqué dans les milieux conservateurs de la diaspora une réaction presque automatique d’identification avec l’État turc.

L’Adenauer turc

La polarisation s’aggrave aussi bien en Turquie que dans la diaspora. Le climat des relations diplomatiques entre l’Europe et la Turquie est au plus bas. Dans ce contexte, on oublie rapidement qu’on a déjà connu de temps meilleurs.

Alexander ClarksonLien externe rappelle par exemple l’initiative d’Erdogan pour mettre fin à l’insurrection kurde. Elle avait trouvé un certain écho dans cette communauté, aussi bien en Turquie qu’en Europe, et les milieux de gauche de la diaspora ont entretenu bien plus longtemps que ceux du pays l’espoir qu’elle avait suscité. En Allemagne, Erdogan a même été considéré un certain temps comme un Adenauer turc qui moderniserait le pays avec l’AKP et une forme de «démocratie-chrétienne islamique».

Hasim Sancar remarque lui aussi qu’Erdogan a reconnu la réalité du problème kurde et a cherché une solution négociée – en tous cas jusqu’à ce qu’il perde sa majorité absolue en 2015. Il a alors changé son fusil d’épaule.

Traduit de l’allemand par Olivier Hüther

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