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La traite d’êtres humains gangrène la prostitution

Keystone

Des femmes traitées comme du bétail, contrôlées par la violence et les menaces: l’affaire du «Bolenberg», du nom d’un bordel schwytzois, a montré le lien direct entre prostitution et traite des êtres humains. Les spécialistes s’inquiètent du phénomène.

C’est une des affaires les plus graves de traite d’êtres humains en Suisse. Le procès a commencé début avril à Schwytz, mais il a été ajourné. Il reprendra le 5 juin. Neuf hommes et une femme sont sur le banc des accusés. Le cas remonte à des razzias effectuées en 2007 à Tuggen (Schwytz), dans un bar nommé «Bolenberg», et à Nidau, dans le canton de Berne.

La police avait alors découvert au moins 23 femmes, la plupart recrutées en Roumanie et en Bulgarie, travaillant dans des conditions proches de l’esclavage. En 2013, 61 cas de trafic d’êtres humains ont été découverts en Suisse. La majorité d’entre eux sont liés à une exploitation sexuelle des victimes.

C’est l’un des plus graves cas de traite d’êtres humains jugés en Suisse. Le procès a commencé à Schwyz en avril 2014.

Neuf hommes et une femme doivent répondre de traite d’êtres humains et d’encouragement à la prostitution. Les victimes avaient été découvertes lors de deux razzias au bar Bolenberg, dans le canton de Schwytz, et dans un bordel de Nidau, près de Bienne (Berne). L’acte d’accusation a aussi retenu les charges de viol et de détournement de fonds.

Plus de vingt femmes originaires de Bulgarie, de Roumanie et de République tchèque travaillaient sous la contrainte depuis plusieurs mois. Elles étaient transférées d’un bordel à l’autre. Certaines s’étaient fait confisquer leur passeport par les trafiquants.

La défense ayant argumenté que le laps de temps avait été trop long, depuis les arrestations en 2007, pour assurer un jugement équitable, le procès a été ajourné jusqu’au 5 juin.

Dans un procès séparé, le gérant du bordel de Nidau a été condamné en mai 2013 à huit ans de prison pour traite d’êtres humains et encouragement de la prostitution impliquant 45 femmes entre 2003 et 2007.

Le Conseil de l’Europe vient également de publier un rapport, Prostitution, traite et esclavage moderne. Selon son auteur, José Mendes Bota, la majorité des prostituées exercent aujourd’hui sous la contrainte, pour des raisons économiques.

«L’exercice volontaire de la prostitution, c’est un mythe, à mes yeux. Seule une extrême minorité de femmes se prostituent volontairement», affirme le parlementaire portugais. Mais les statistiques fiables, à cet égard, manquent, «surtout en Suisse, où chaque canton et chaque commune a sa propre manière d’aborder les problèmes. Il est nécessaire de se doter d’instruments plus spécifiques abordant le phénomène dans sa globalité», ajoute-t-il. Le rapport préconise de nouvelles législations sur la prostitution pour lutter contre le trafic.

Zone grise

Le centre spécialisé zurichois FIZ aide les victimes de trafic et soutient les migrantes dans 10 cantons alémaniques. Il collabore avec la police dans les enquêtes contre le trafic d’êtres humains. Selon Susanne Seytter, une de ses collaboratrices, quelque 200 femmes sont accueillies chaque année dans un programme de protection des victimes. Certaines repartent rapidement, d’autres sont soutenues pendant plusieurs années pour se reconstruire une existence.

La spécialiste estime que le nombre total de prostituées victimes de traite est plus élevé, mais elles restent une minorité parmi les prostituées. La prostitution est légale en Suisse.

Petra (nom fictif) est originaire d’Europe de l’Est. Une connaissance rencontrée dans un club lui a parlé de la possibilité de travailler dans un restaurant en Suisse.

Petra a deux jeunes enfants et sa mère est gravement malade. Son travail d’aide vendeuse ne lui permet pas de gagner assez pour couvrir les besoins de la famille. Elle s’est donc intéressée au travail en Suisse. 

On lui a promis un bon salaire, un permis de travail et le remboursement des frais de travail. La réputation de la Suisse, pays des droits humains et de la démocratie, lui inspirait confiance.

Un Suisse l’a prise à l’aéroport à son arrivée, pour l’emmener directement dans un bordel. Une femme lui a expliqué qu’elle devait satisfaire tous les besoins sexuels des clients et qu’elle devait rembourser 20’000 francs pour les frais d’organisation, après quoi elle serait libre et pourrait conserver ses gains. En cas de refus, quelque chose pourrait lui arriver, ou à sa famille. Son passeport et son billet d’avion furent confisqués.

Petra ne voulait pas se prostituer mais les menaces et les coups ont eu raison de sa résistance. Après quatre mois, ses souteneurs lui réclamaient encore 18’000 francs. Un homme, disaient-ils, était prêt à l’épouser pour 15’000 francs.

Petra a alors décidé de s’enfuir. Elle a pris n’importe quel train et s’est arrêtée dans une ville, où elle a passé la nuit dans une cabine de téléphone. C’est là qu’une passante lui est venue en aide et a contacté le service spécialisé FIZ. Petra a immédiatement appelé sa mère. Elle voulait rentrer chez elle le plus vite possible et n’a pas déposé plainte contre ses bourreaux.

Source: FIZ

Age minimum

Le Parlement fédéral vient de relever l’âge minimum pour exercer la prostitution de 16 à 18 ans. On estime qu’environ 20’000 prostituées sont actives dans le pays, certaines sans titre de séjour. Le poids économique de la prostitution est estimé à 3,2 milliards de francs.

Fin mars, un groupe d’experts mis en place par la ministre de la Justice et de la police Simonetta Sommaruga a présenté un rapport pour «mieux protéger les femmes travaillant dans le milieu de l’érotisme». Le rapport prône une politique fédérale «à la fois pragmatique et libérale» et rejette une interdiction sur le modèle des pays nordiques.   

«Il faut des règles unifiées sur le plan national afin que toutes les femmes bénéficient de la même protection», explique l’ancienne conseillère d’Etat (ministre) saint-galloise Kathrin Hilber, présidente du groupe de travail. Si certaines des 26 recommandations du groupe recoupent celles du rapport Mendes Bota, comme le renforcement des programmes de protection, la coopération internationale et les droits des prostituées, les Suisses rejettent en revanche toute criminalisation des clients des prostituées, comme la Suède l’a fait. «Cette mesure n’est pas réaliste, estime Kathrin Hilber. De plus, les ressources de la police seraient ainsi détournées de la protection.»

Un métier comme un autre

Dans certains cantons, comme celui de Berne, les prostituées doivent présenter un plan d’affaires pour obtenir une autorisation. La prostitution est ainsi une activité comme une autre. «Il faut effectivement éliminer toute condamnation morale, ajoute Kathrin Hilber. De cette façon, les droits des travailleurs du sexe pourront être renforcés.»

Dans les cas de prostitution exercée sous la contrainte, les victimes vont rarement chercher de l’aide elles-mêmes. La moitié des personnes aidées par le FIZ sont dirigées vers le centre par la police et les autres par des tiers – travailleurs sociaux, collègues, clients ou encore personnel soignant. «Il est très important de ne pas attendre qu’elles viennent frapper à notre porte, précise Susanne Seytter. Nous devons aller sur le terrain, mais aussi former des spécialistes capables d’identifier les victimes, de savoir à quoi être attentif et comment aider.»

Selon Boris Mesaric, du Service de coordination contre la traite d’êtres humains et le trafic de migrants (SCOTT), le trafic est un «crime de contrôle». Dans l’affaire du Bolenberg, c’est l’amie du propriétaire du bordel, elle-même roumaine et ancienne victime, qui a recruté certaines des victimes en Roumanie, Bulgarie et République tchèque. 

En Europe, on estime qu’entre 70’000 et 140’000 personnes sont victimes de traite d’êtres humains chaque année. Plus de 4 victimes sur 5, presque toutes des femmes et des jeunes filles, sont obligées de se prostituer.

En Suisse, 61 cas ont été enregistrés en 2013, presque tous en lien avec l’exploitation sexuelle. En 2012, 78 cas avaient été comptabilisés. Les victimes sont originaires de Hongrie, de Bulgarie et de Thaïlande.

En 2012, la police fédérale a en outre collaboré à 345 enquêtes internationales.

Complexité

«La traite est un phénomène et un crime très complexe qui requiert une réponse multidisciplinaire, ajoute Boris Mesaric. Nous devons faire de la prévention et la justice doit pouvoir enquêter. Enfin, il faut mettre sur pied des programmes de protection des victimes grâce à des coopérations.» La coopération mise en place entre la police zurichoise et le FIZ est, à ses yeux, exemplaire.

Lorsqu’elles arrivent au FIZ, les victimes ont souvent besoin de temps pour retrouver un certain calme, avant de décider si elles vont témoigner contre les trafiquants. «Les femmes ont souvent peur, d’autant plus qu’elles n’auront droit à des mesures de soutien que si elles coopèrent et témoignent. Dans le cas contraire, elles doivent quitter la Suisse. Cela ne facilite pas notre travail», indique Susanne Seytter.

Dans ce domaine, les ressources nécessaires peuvent être comparées à celles que la police engage en cas d’homicide, précise Boris Mesaric. «La Suisse est un petit pays, ajoute-t-il, mais il est important d’expliquer que la traite d’êtres humains nous concerne aussi et qu’il faut lutter contre ce crime.»

(Traduction de l’anglais: Ariane Gigon)

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