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«A défaut d’argent, les cinéastes suisses ont des idées»

Le cinéma suisse a sa journée mercredi au festival de Locarno pour la quatrième année consécutive. Un coup de projecteur qui, au-delà des habituelles polémiques, a le mérite de faire exister les films helvétiques, selon le critique Antoine Duplan. Interview.

Instaurée en 2006, en même temps que Frédéric Maire arrivait aux commandes du Festival de Locarno, la Journée du cinéma suisse a désormais trouvé son rythme de croisière. Et ce n’est pas le départ du capitaine, dont c’est cette année la dernière édition, qui l’en détournera.

Malgré la traditionnelle polémique lancée une semaine avant l’ouverture du festival, le cinéma suisse peut voir son avenir avec confiance. Son budget est passée de 31 à 45 millions de francs entre 2003 et 2009. Et le Parlement examinera cet automne une nouvelle hausse de 2 millions. Le point avec Antoine Duplan, critique de cinéma à L’Hebdo depuis 1981.

swissinfo.ch: A Locarno, le cinéma suisse a sa journée aujourd’hui. Comment se porte-t-il globalement?

Antoine Duplan: Plutôt bien. Evidemment, ce n’est pas un cinéma qui permettra à qui que ce soit de devenir millionnaire. Mais il témoigne année après année d’une inspiration constante. On est toujours surpris de la qualité des films qui sortent dans des conditions économiques qui ne sont pas toujours faciles. A défaut d’avoir beaucoup d’argent, les cinéastes suisses ont des idées.

L’an passé à Locarno, il y avait quatre films suisses – Un autre homme de Lionel Baier, Luftbusiness de Dominique de Rivaz, Marcello Marcello de Denis Rabaglia et La Forteresse de Fernand Melgar – qui étaient tous de qualité. Tournés principalement par des réalisateurs romands, témoignant d’inspirations très diverses, ces films montraient qu’il y avait de la diversité, des envies, des idées. Ils tranchaient par leur qualité et leur engagement.

swissinfo.ch: Depuis quatre ans, Locarno organise une journée du cinéma suisse. Une parenthèse utile selon vous ?

A.D.: Plutôt qu’une parenthèse utile, c’est un coup de projecteur car des films suisses passent à Locarno aussi en dehors de cette journée. Décriée d’abord comme étant un gadget, une occasion de faire la fête en costumes puis de retourner au quotidien, elle est à mon avis intéressante.

C’est une journée de rendez-vous durant laquelle les gens qui font le cinéma et ceux qui le regardent peuvent se parler. Pour les médias et le grand public, c’est aussi devenu un rendez-vous prisé, qui a le mérite de faire exister les films suisses.

swissinfo.ch: Locarno, c’est aussi l’occasion de polémiquer pour le monde du cinéma. Au lieu des piques habituelles, une plainte administrative a cette fois été déposée. Quel regard portez-vous sur cela?

A.D.: Un regard empreint d’une immense lassitude! A chaque festival, une polémique éclate. Evidemment, ceux qui ne sont pas contents utilisent les festivals comme une caisse de résonnance. Mais cela a le grand malheur de détourner des films, de l’esprit de cinéphilie, et de ramener à la polémique culturelle, qui est très réductrice.

Evidemment, la personnalité de Nicolas Bideau, qui fait beaucoup plus de bruit que tous ces prédécesseurs réunis, a conféré plus de relief au phénomène. Depuis 30 ans, les cinéastes sont tiraillés entre leur envie de plaire à Berne et leur propension à râler. Tout le monde ne peut pas bénéficier des subventions fédérales. Et il est humain que les laissés-pour-compte ne soient pas contents. Mais leur plainte, qu’ils voulaient à l’origine déposer avant le festival de Soleure, empoisonne les relations entre les gens. Je crains que les médias se focalisent là-dessus et que les films passent à l’as.

swissinfo.ch: Au niveau de la politique du cinéma, des choix ont été faits. On a saupoudré moins et appuyé certains films avec plus de moyens. Or certains exemples, comme l’échec en salles du film des frères Guillaume, Max&Co, montrent que c’était là peut-être une erreur…

A.D.: Il faut être nuancé. Le film des frères Guillaume, ce n’est pas juste un échec en salles. C’est d’abord une aventure formidable et la démonstration qu’on peut faire des choses en Suisse. On a pu quasiment créer une industrie et redonner ainsi du tonus à la région de Romont. Les frères Guillaume ont en outre montré qu’ils avaient beaucoup de talent.

Que ce soit saupoudrage ou grosses sommes, le succès n’est jamais garanti. Après coup, on cite Max&Co comme exemple d’une mauvaise politique. Mais il faut voir le côté positif: de grandes expériences artistiques, économiques ou même industrielles peuvent avoir lieu si elles sont portées par des passionnés. Si ce film avait eu un succès colossal, on s’en rengorgerait aujourd’hui.

Il y a quelques années, Michael Steiner avait cassé la baraque avec Grounding ou Mein Name ist Eugen et il est aujourd’hui en difficulté financière avec son nouveau tournage Sennentuntschi. Cela montre bien qu’il est impossible de gagner à tous les coups.

swissinfo.ch: Frédéric Maire signe là sa dernière édition du Pardo. Comment le festival a-t-il évolué sous sa direction à vos yeux ?

A.D.: J’ai envie de dire que ce Locarno perd, Lausanne et la Cinémathèque le gagnent. Frédéric Maire est quelqu’un d’extraordinairement intelligent, chaleureux, ouvert, curieux de tout, très humain dans ses relations. Il a fait du bien à Locarno au cours d’un mandat presque trop bref.

Alors qu’on avait enregistré une petite dérive vers l’humanitaire à la fin du mandat d’Irene Bignardi, on est revenu au cinéma pur avec Frédéric Maire. En quatre ans, il a très bien défendu le cinéma suisse, il a organisé des rétrospectives de réalisateurs qui le passionnent comme Kaurismäki.

Quant à la rétrospective Manga Impact, c’est fort et courageux d’oser, dans un festival généraliste, mettre l’accent sur la production de dessins animés japonais. Ils sont encore trop souvent vus comme des ‘japoniaiseries’, alors qu’il s’agit d’un univers d’une richesse fabuleuse qui a profondément modifié la culture occidentale.

swissinfo.ch: Locarno a-t-il du souci à se faire face à la montée du festival de Zurich ?

A.D.: Economiquement, je ne peux pas vous répondre. Culturellement: aucun souci. L’an passé, la polémique, c’était plus de tapis rouges à Locarno. Or je ne pense pas qu’il faille des tapis rouges à Locarno. En 2008, Zurich avait Sylvester Stallone comme invité d’honneur. Personnellement, je préfère les gens de cœur qui sont à Locarno: Michel Piccoli, Nani Moretti, Chuck Palahniuk, Michel Houellebecq…

Zurich aura beaucoup de mal. Il s’agit d’un jeune festival alors que Locarno est riche d’une histoire. Même s’ils décrochent de gros sponsors, qu’UBS retrouve des milliards et les investit dans le cinéma, même si Zurich n’a pas les problèmes d’hébergement que connaît Locarno, cela pourrait tout au plus devenir quelque chose de très glamour mais d’assez creux.

Carole Wälti, swissinfo.ch

La Journée du cinéma suisse a lieu le 12 août.

Elle est organisée conjointement par l’Office fédéral de la culture (OFC), le Festival international du film de Locarno, et par Swiss Films, l’agence de promotion du cinéma suisse.

Cette journée se déroule cette année sur le thème du «Centenaire de la musique de film».

La traditionnelle table ronde aura lieu, cette fois sur le thème du sponsoring culturel en temps de crise.

Plusieurs films et documentaires suisses seront projetés à cette occasion, notamment La Valle delle ombre, un co-production suisse-hongroise signée du réalisateur Mihàly Györik, en première mondiale sur la Piazza Grande.

Plainte. Avant le lancement du festival, deux associations de producteurs – le Groupe Auteurs, Réalisateurs, Producteurs (GARP) et Swiss Filmproducers (SFP) – ont déposé plainte auprès de l’Office fédéral de la culture (OFC).

Accusations. Visant la section Cinéma dirigée par Nicolas Bideau, et en particulier la Commission Cinéma, ils accusent celle-ci de faire preuve de partialité et de manquer de transparence.

Subventions. Selon les deux associations, certaines productions obtiennent des financements beaucoup plus élevés que prévu, d’autres doivent se contenter de subventions minimales.

Réfutation. Lors d’une conférence de presse vendredi dernier, Jean-Frédéric Jauslin, directeur de l’OFC, a indiqué que ces reproches étaient «infondés». Ils seront toutefois examinés par les juristes de l’OFC.

Collaboration. Lors d’un point presse organisé peu après, les deux associations ont relevé qu’elles avaient bon espoir de voir leur plainte aboutir.

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