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«Au Rwanda, le français va disparaître»

Dans dix ou quinze ans, le français sera oublié au Rwanda, prévoit Albert-Baudoin Twizeyimana. swissinfo.ch

«Traditionnellement» un pays francophone du fait de la colonisation belge, le Rwanda est en train de verser dans le monde anglo-saxon. La fin de la langue de Voltaire n’est qu’une question de temps, juge Albert-Baudoin Twizeyimana, journaliste à l’agence Syfia Grands Lacs.

Selon des statistiques datant du début des années 2000, moins de 10% des Rwandais parlent couramment le français et 3% l’anglais. Et la très grande majorité ont pour langue commune le kinyarwandais.

Mais dans ce petit pays d’Afrique centrale situé sur la frontière de l’ère coloniale francophone à l’ouest et anglophone à l’est, le pouvoir vient d’abandonner le bilinguisme français-anglais au profit de la langue de Shakespeare.

swissinfo.ch: Le français reste-t-il une langue officielle au Rwanda?

Albert-Baudoin Twizyimana: Le français reste langue officielle, comme le kinyarwanda [langue bantoue] et l’anglais [depuis 2003]. La constitution rwandaise n’a pas encore changé. (…) Mais l’anglais a été privilégié comme langue d’enseignement et comme langue de la fonction publique.

swissinfo.ch: Comment cette décision a-t-elle été prise?

A-B.T: Elle a été prise par le gouvernement, voyant que l’enseignement continuait de tâtonner. D’abord, une partie des élèves ne pouvaient pas suivre les cours en français – le système scolaire était francophone. On a aussi jugé que l’anglais était beaucoup plus accessible et plus indiqué pour l’enseignement. Tout le monde doit donc passer à l’anglais dans ce domaine.

swissinfo.ch: Qui sont les élèves qui n’arrivaient pas à apprendre en français?

A-B.T: Les enfants dont les parents avaient évolué dans les pays anglophones surtout. Le Rwanda connaît différents mouvements depuis 1994, au lendemain du génocide. Beaucoup de parents [réfugiés de la période de l’indépendance] ont grandi dans les pays limitrophes anglophones – l’Ouganda, la Tanzanie. Leur enfants ont étudié en anglais. Rentrés au Rwanda, ils ont eu du mal à suivre les cours en français.

Vers 1997, le gouvernement a décidé que l’enseignement serait bilingue, en français et en anglais, à parts égales. Mais récemment, l’enseignement continuant à tâtonner, on a préféré tout miser sur l’anglais. D’autant que le Rwanda juge que le monde tend vers l’anglais plus que vers le français.

swissinfo.ch: C’est ce qui explique cette décision de passer à l’anglais…

A-B.T: Deux facteurs ont joué. D’abord, le Rwanda est surtout «affilié» aux pays anglo-saxons – les Etats-Unis d’Amérique, l’Angleterre et d’autres. Ces pays sont très rapidement venus à son aide lorsque le Rwanda connaissait des moments difficiles au lendemain du génocide.

D’un autre côté, la France, qui est le patron du français, comme nous le disons au Rwanda, est toujours accusée d’avoir joué un rôle dans le génocide.

Il est facile pour un gouvernement de mettre de côté celui qu’il considère comme son ennemi et de favoriser celui qu’il considère comme son ami. Les anglo-saxons ont contribué à la reconstruction du pays, ils ont soutenu le pouvoir, qui se renforce visiblement dans le monde entier. Les Français, eux, sont restés silencieux.

swissinfo.ch: Peut-on affirmer que le pouvoir actuel au Rwanda est anglophone?

A-B.T: Le président actuel [Paul Kagame] est anglophone, son entourage est mélangé, mais le gouvernement constate que l’anglais dirige les affaires. C’est la langue des technologies modernes. Le Rwanda, qui favorise la science et les technologies de l’information, veut donc que l’anglais prime.

swissinfo.ch: La décision de privilégier l’anglais a été prise de manière abrupte. Comment la population a-t-elle réagi?

A-B.T: Elle est restée partagée face à cette décision. Les adultes qui ont fait leurs études en français, les anciens fonctionnaires qui ont toujours travaillé en français ont du mal à s’adapter. Mais les opportunités de relever leur niveau en anglais leur sont données. L’Etat paie des stages et des formations. Ceci dit, les plus âgés perdent la chance de travailler parce qu’ils n’ont souvent plus les facultés d’apprendre la langue.

Ceux qui ont étudié dans les années 60-70 n’avaient aucune formation à l’anglais, qui a été intégré dans l’enseignement depuis les années 80-90 seulement.

swissinfo.ch: Et dans votre famille, ressentez-vous l’impact de cette décision?

A-B.T: La plupart des familles rwandaises ont une langue en commun qui est le kinyarwanda, la langue locale. La difficulté porte sur l’éducation des enfants. Pour ma part, je parle les trois langues officielles. Mais ma femme, beaucoup plus francophone que moi, ne parvient pas à les aider dans leurs devoirs le soir.

Mais l’évolution va se faire, on pourra travailler, car tout le monde est obligé d’améliorer son niveau d’anglais. D’ailleurs, les gens se rendent compte aussi, à la longue, que l’anglais est relativement facile par rapport au français.

swissinfo.ch: A partir de là, quel avenir voyez-vous pour le français au Rwanda?

A-B.T: A voir la détermination du gouvernement et les investissements mis dans l’anglais, la langue française va disparaître. Une génération francophone est contrainte de virer à l’anglais. Elle gardera peut-être des souvenirs du français, mais sans éducation dans la langue, sans bibliothèques où trouver les livres en français, ce dernier va disparaître.

Dans dix ou quinze ans, le français sera oublié au Rwanda. Deux langues vont diriger: le kinyarwanda, langue commune, et l’anglais, langue des affaires et de l’élite.

La normalisation récentes des relations entre la France et le Rwanda a un peu réveillé l’optimisme des francophones. Certains attendent que la France joue un rôle. Qu’elle demande aux autorités de favoriser le bilinguisme [anglais+français, en plus du Kinyarwanda], un bilinguisme considéré par beaucoup de Rwandais comme une richesse. Mais cela reste un espoir.

swissinfo.ch: Sur ce plan, la Suisse a-t-elle un rôle à jouer?

A-B.T: Je ne sais pas. Mais comme citoyen rwandais ordinaire, je ne vois pas l’intervention de la Suisse dans tout ce qui est politique et facteurs économiques au Rwanda. Elle n’est guère visible.

Pierre-François Besson, swissinfo.ch

Presque deux fois plus petit que la Suisse, le Rwanda compte plus de dix millions d’habitants. Il figure au 167e rang sur 182 dans le classement mondial basé sur l’indice du développement humain.

En 1994, un génocide y a fait au moins 800’000 morts selon l’ONU, davantage selon d’autres sources.

Homme fort du Rwanda depuis le fin du génocide, Paul Kagame, ancien exilé en Ouganda, a gagné l’élection présidentielle de 2003. La prochaine à lieu le 9 août prochain.

Le Rwanda fait à la fois partie de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et du Commonwealth.

La Suisse est présente depuis 1963 au Rwanda, au lendemain de l’indépendance en 1962. Jusqu’au génocide de 1994, le Rwanda appartenait aux pays prioritaires de la coopération suisse.

Cette dernière a notamment participé à l’effort national et international d’aide d’urgence et de reconstruction.

Dans cette région des Grands Lacs pour laquelle elle débourse environ 30 millions de francs par an, la Confédération travaille à soutenir la paix et la sécurité, la démocratie et la bonne gouvernance, le développement économique et l’intégration régionale, et les questions humanitaires et sociales.

SOURCE: DDC

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