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«Blocher va mener la Suisse vers l’Europe!»

L'écrivain Tim Krohn. (Jonas Knecht) Jonas Knecht

Avec le style qui est le sien, l'Union démocratique du centre (UDC, droite nationaliste) va mener la Suisse vers l'Europe, sur le plan des habitudes politiques notamment, affirme l'écrivain Tim Krohn.

Que l’UDC soit l’artisane de ce changement ne manque pas d’ironie, constate ce professeur à l’Institut littéraire suisse à Bienne qui prédit qu’elle va aussi mettre en danger la concordance.

swissinfo: Les jeux électoraux sont faits. Les échos de la virulente campagne ont été particulièrement nombreux à l’étranger mais les écrivains sont restés plutôt silencieux. Pourquoi, selon vous?

Tim Krohn: Les écrivains suisses n’ont pas pour habitude de donner leur avis. En Suisse, les artistes se donnent très rarement la mission d’expliquer la société ou de montrer l’exemple. S’ils s’expriment, c’est en tant que citoyens, dans la discussion courante avec leurs pairs ou à une table de bistrot avec des amis.

Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, en Suisse, la culture n’est pas en soi élitaire. Nous ne connaissons pas cette partition entre un peuple de base et une élite intellectuelle censée décider comment les choses vont se passer à long terme. Le peuple reste souverain. L’opinion d’un écrivain ne compte donc pas plus que celle de n’importe qui d’autre.

swissinfo: La Suisse manque-t-elle de voix intellectuelles?

T.K.: Elle manque de voix d’écrivains dans le discours politique, parce que ceux-ci, précisément, ne s’expriment pas sur ce sujet en public. Mais cela ne signifie pas que nous manquions d’auteurs et d’autrices intellectuels qui ont une opinion!

swissinfo: Comment considérez-vous le résultat des élections?

T.K.: La principale modification, à mes yeux, réside dans le discours politique qui a énormément changé durant la campagne électorale. L’UDC a contribué à ce qu’un style européen prenne ses quartiers en Suisse. De façon extrême, on pourrait même dire que Blocher est en train d’amener la Suisse vers l’Europe!

Nous avons assisté à des batailles de tranchées. La discussion était la même qu’entre une opposition et un parti de gouvernement, telle qu’en connaissent l’Allemagne, l’Italie ou les Etats-Unis.

Il ne s’agit plus de trouver un équilibre. C’est nouveau et cela fait peur. Le style suisse, c’est la concordance et la volonté de rester ensemble au sein d’un même pays. Cette particularité est, à mon avis, aujourd’hui en péril.

Or c’est en cela que la Suisse est différente de l’Europe. C’est en cela que le fait de rester quelque peu à l’écart trouvait sa justification. Que ce soit l’UDC, précisément, qui oeuvre à la suppression de ce particularisme ne manque évidemment pas d’ironie.

swissinfo: La Suisse serait-elle devenue un pays comme les autres?

T.K.: Ça veut dire quoi, un pays comme les autres? La Suisse s’est rapprochée de l’Europe, c’est un fait, mais d’une manière que, personnellement, je trouve regrettable. Traîner ses adversaires dans la boue, comme on le voit dans les autres pays en période préélectorale, ce n’est pas un but en soi.

Je crois – et j’espère – que cette campagne aura été un exemple unique. Les autres partis ne seront plus aussi bêtes et ne feront plus le jeu de l’UDC comme ils l’ont fait cette fois. Ils veilleront davantage à la concordance, cette qualité qui est l’un des plus grands trésors de la Suisse.

D’ailleurs, si l’Europe apprenait à améliorer son style politique, ce qui est urgent, ce serait à coup sûr en se basant sur le modèle suisse, qui a parfaitement fonctionné pendant 150 ans.

swissinfo: Pourquoi tant de gens ont-ils voté UDC?

Je pense que la raison principale réside dans la volonté de ne pas participer à l’éviction d’un conseiller fédéral en exercice, une manoeuvre considérée par beaucoup comme non conforme aux usages.

Cette explication a quelque chose de rassurant: les Suisses qui ont voté UDC ne l’ont pas fait pour bouleverser le système en place, même si c’est ce qui s’est, partiellement, passé, mais pour obtenir exactement l’inverse: le maintien des valeurs politiques qui ont fait leurs preuves, c’est-à-dire la politesse dans le discours.

swissinfo: Quelles conséquences ces élections auront-elle en Suisse et à l’étranger?

T.K.: A l’intérieur du pays, les conséquences sont difficiles à établir. La question est de savoir si l’UDC va poursuivre sur sa voie tellement anti-suisse. Veut-elle vraiment créer un climat politique radicalement nouveau, où il n’est question que d’opposition, de guerres de tranchées et de luttes, et où la formation d’un avenir commun pour la Suisse ne compte plus? Si c’est cela, nous nous trouvons devant une très, très grande rupture.

En politique étrangère, il ne se passera pas grand-chose. La Suisse a bien un peu glissé à droite, politiquement, comme d’autres pays, tant il est vrai que tout le spectre politique européen s’est considérablement déplacé vers la droite ces 20 dernières années.

swissinfo: La campagne électorale a aussi suscité de vifs échos dans les médias étrangers. Pensez-vous que ces compte-rendus, parfois négatifs, nuiront à l’image de la Suisse?

T.K.: Non, je ne crois pas. La Suisse jouit d’une réputation si bonne à l’étranger, elle peut se prévaloir de tant de hauts faits dans les domaines culturels, humantaires et économiques que ces compte-rendus seront vite oubliés.

On devrait plutôt se demander pourquoi la communauté internationale accepte si facilement les glissements à droite qui se produisent dans le monde entier.

swissinfo: L’affiche des moutons de l’UDC a aussi beaucoup fait parler d’elle. Les mots de xénophobie et de racisme ont fusé. La Suisse est-elle plus xénophobe que d’autres Etats?

T.K.: Je crains que ce soit une tendance de l’époque actuelle. La France et l’Allemagne connaissent le même phénomène depuis de nombreuses années. En Suisse, ce n’est rien de nouveau non plus. Le racisme a toujours été présent dans la société. Ce qui est nouveau, c’est que les chefs de ce parti xénophobe jouissent d’une si grande popularité.

swissinfo: De quoi la Suisse aura-t-elle l’air dans dix ans?

T.K.: Christoph Blocher ne sera plus au pouvoir et l’UDC aura, de ce fait, perdu beaucoup de terrain. Je ne crois pas que la Suisse sera complètement différente de ce qu’elle est aujourd’hui.

J’espère qu’elle pourra jouer un rôle d’exemple en Europe en ce qui concerne le modèle politique, pour autant qu’elle n’ait pas éclaté d’ici là sous les coups de boutoir répétés contre le système…

Interview swissinfo: Gaby Ochsenbein
(Traduction Ariane Gigon)

Naissance en 1965 à Wiedenbrück, en Allemagne. Enfance à Glaris.

Etudes de philosophie, de littérature allemande et de science politique.

Ecrivain vivant à Zurich.

1998-2001: président de la Société suisse des écrivaines et écrivains.

Enseigne actuellement à l’Institut littéraire suisse à Bienne.

Ecrit des romans, des récits, des pièces de théâtres et des pièces radiophoniques.

Nombreux prix littéraires, le dernier en date pour son livre «Vrenelis Gärtli».

Disponible en français: «Le cygne écartelé», Editions Zoé.

Après la création de l’Etat fédéral en 1848, les radicaux (le PRD actuel) ont occupé seuls les sept sièges du Conseil fédéral (gouvernement) pendant plus de 40 ans.

Les conservateurs (l’actuel PDC) ont accédé à l’exécutif en 1891.

L’Union démocratique du centre (autrefois Parti paysan) a été intégrée au Conseil fédéral en 1929.

Le Parti socialiste a eu droit à un des sept sièges en 1943.

Longtemps, la composition – dite „formule magique” – du gouvernement a été de 2 PRD, 2 PDC, 2 PS, 1 UDC.

Après les élections de 2003, l’UDC, premier parti de Suisse, a pu occuper un 2e siège, pris au PDC.

La concordance consiste à rechercher des compromis dans le processus politique. Les grands partis y sont quasiment contraints car une décision non-équilibrée peut toujours être attaquée par référendum et être remise en question par une votation.

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