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«En 68, on avait peur que la planète saute!»

Eliane Perrin a quitté le Parti du Travail (communiste) en 67 pour devenir «spontanéiste». " swissinfo.ch

Eliane Perrin, qui venait de terminer ses études, a vécu à Genève la révolte d'«immenses foules joyeuses et spontanées». Interview d'une ex-soixante-huitarde devenue professeure de sociologie.

Comme beaucoup d’autres ces années-là, cette Neuchâteloise s’est brouillée avec le Parti communiste qui, lui, n’arrivait pas à voir «sous les pavés, la plage».

Beaucoup de transfuges ont contribué à la création de divers partis d’extrême gauche (seuls subsistent aujourd’hui les trotskystes de la Ligue marxiste révolutionnaire).

Mais Eliane Perrin a définitivement tourné le dos aux partis et aux syndicats, pour devenir ce que ces derniers nommaient péjorativement les «spontanéistes», ou «spontex» pour les initiés.

swissinfo: Ni en 68 ni ensuite, Genève n’a connu d’événements aussi spectaculaires que Paris, mais elle a été gagnée par l’«esprit de mai». Avez-vous été surprise?

Eliane Perrin: Oui et non. C’était une explosion mondiale que les dirigeants n’ont pas vu venir. Et nous non plus, car si c’était dans l’air depuis le début des années 60, même si on ne savait pas quand ça allait faire boum!

A Genève, comme ailleurs, on luttait déjà pour la démocratisation des études (il y avait moins de 10% d’enfants d’ouvriers à l’Uni) et pour un enseignement moins scolaire.

En 68, il y a eu une sorte de fusion d’un tas de petites choses, puis le puzzle s’est soudain mis en place et on était tous dans la rue. Mais attention, ce n’était pas une révolution: nous ne voulions pas prendre le pouvoir politique mais changer la vie quotidienne, la culture.

swissinfo: A Genève, un déclencheur a été l’organisation d’une Journée de l’armée le 14 mai 68, le lendemain de la grande manif et grève générale à Paris…

E. P.: Oui, une idée géniale de l’armée, qui ne s’était plus risquée à ce genre d’événement à Genève depuis la fusillade contre les grévistes de 1932! On ne peut imaginer à quel point, à l’époque, l’armée verrouillait toute la société suisse. Les garçons ne trouvaient pas de travail sans avoir fait au moins le service militaire. Les objecteurs de conscience devaient se déclarer fous ou affronter des procès militaires et la prison.

Et puis la 2e Guerre mondiale n’était pas loin, il y avait encore des dictatures fascistes en Espagne et au Portugal… Sans parler des guerres d’Algérie et du Vietnam. Nous étions donc pacifistes et hostiles à toute autorité, symbolisée par l’armée.

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Parti du travail

Ce contenu a été publié sur Le Parti du travail (PdT) est né en 1944, quatre ans après l’interdiction en Suisse du Parti communiste. Parti marxiste-léniniste jusqu’en 1982, le PdT fait aujourd’hui de la lutte pour la justice sociale l’un des points forts de son programme. Représenté au parlement fédéral depuis 1947, il n’a jamais réussi à obtenir un large succès…

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swissinfo: Le contexte international était tendu, avec l’escalade nucléaire et la guerre froide…

E. P.: Oui, nous avons vraiment cru que les USA ou l’URSS, ou les deux, allaient faire exploser la planète. Hiroshima et Nagasaki n’étaient pas loin, et ils faisaient sauter des bombes à l’air libre, les magazines étaient pleins de photos de champignons nucléaires.

Quand on disait qu’on voulait «tout, tout de suite», c’est parce qu’on pensait que la vie pouvait s’arrêter demain, pas parce qu’on était les enfants gâtés de la prospérité, comme certains l’ont dit. Au contraire: la société était si étouffante qu’on s’en fichait des machines à laver ou des télés, pour nous ce n’était pas ça, la vie.

swissinfo: Avez-vous participé au mouvement féministe?

E. P.: Le mouvement existe depuis le 19e siècle, mais il est très moral (il s’oppose toujours au cinéma porno par exemple) et je m’en méfiais. Mais notre génération de filles a connu un changement important: on nous poussait à faire «un peu d’études», en cas de tuile dans le mariage… On a donc pu étudier et, grâce à la pilule, à l’avortement, nous n’avions plus peur de la sexualité ni des hommes. Les relations parents-enfants ont aussi complètement changé.

Mais cette révolution des moeurs c’est aussi faite contre d’autres verrouillages. Il y avait aussi la censure, nous étions fichés, les écoles n’étaient pas mixtes et on n’avait pas le droit d’y aller en pantalon. Les homosexuels étaient considérés comme des malades psychiatriques.

Et l’insupportable xénophobie des initiatives de la droite de Schwarzenbach, l’assassinat de Martin Luther King aux Etats-Unis, bref, le racisme était partout.

swissinfo: Mais il y avait aussi le mouvement hippie, l’amour libre, la musique, la fête…

E. P.: Oui, une ivresse et une rigolade sans fin. Et beaucoup d’humour: on détournait les publicités pour en faire des slogans à nous, très drôles. Et puis, c’est vrai, il y avait la «musique de nègres», comme disait mon père! Le jazz, le rock, la pop, «notre» musique, avec des fêtes et une vie sexuelle débridée.

Mais il y avait aussi un côté très dur. On avait pensé qu’on était tous d’accord, mais c’était loin d’être le cas, on l’a vu très vite. Et il y a les amis qui ont disparu, qui se sont suicidés, qui ont fini à l’asile, qui ont passé au militantisme armé des Brigades rouges ou de la bande à Baader, qui ont été emprisonnés…

swissinfo: Et aujourd’hui, qu’est-ce qui l’emporte, le rire ou les larmes?

E. P.: Les deux. Ce n’est pas une vraie nostalgie car l’altermondialisme, le refus du nucléaire et de la consommation, l’écologie, les féministes (j’espère qu’elles existent encore car l’avortement est remis en question partout), tout cela vient tout droit des années 68.

Nous avons perdu nos illusions, l’utopie et les idéologies sont mortes bien avant la chute du mur de Berlin. Mais beaucoup ont eu le courage de continuer à vivre car le grand changement s’est fait dans les têtes.

Interview swissinfo: Isabelle Eichenberger

Née en 1944 à Neuchâtel, puis déménage en 56 à La Chaux-de-Fonds, où elle découvre le monde ouvrier et communiste.

1963-1968: études de sociologie à l’Université de Genève, puis devient assistante.

1964: démissionne de l’Eglise protestante et entre au Parti du Travail (PdT, communiste) genevois.

1967: exclue du PdT, son départ coïncide avec une vague de défections du parti.

Milite jusqu’à ce que les tracasseries policières la décident à partir «se faire oublier» en France en 1972.

1980: revient à Genève avec un doctorat de l’Université de Nice et, depuis, enseigne et fait de la recherche en sociologie.

Eté 67: manifs contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis.

Automne 67 en Italie: occupation des universités catholiques de Milan et Turin.

Mars 68 à Locarno: des étudiants occupent l’Ecole normale pour protester contre les programmes.

Allemagne, 11 avril: attentat contre Rudi Dutschke, chef des étudiants socialistes.

Paris, 13 mai: syndicats et partis de gauche se joignent aux étudiants pour une manif d’un million de personnes contre le général De Gaulle.

Genève, 14 mai: manif contre les Journées de l’armée.

22 juin: des milliers de manifestants protestent contre la guerre du Vietnam dans les grandes villes.

Zurich, 28/30 juin: 3000 personnes manifestent contre l’évacuation du centre autonome dans l’ancien magasin Globus. Les affrontements avec la police font 60 blessés.

Delémont, 30 juin: occupation de la préfecture par 150 séparatistes jurassiens.

Prague, 21 août: écrasement du «Printemps de Prague» par les Soviétiques.

Genève février 69: occupation du rectorat de l’Université.

Bâle, juin 69: les manifs pour la gratuité des transports publics s’étendent à d’autres revendications.

Lausanne, mai 71: le Comité Action Cinéma dénonce le prix des entrées et s’étend à d’autres revendications.

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