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«La frontière reste une énigme»

Joëlle Kuntz a notamment écrit un essai sur la notion de frontière. Joëlle Kuntz

Les opposants à Schengen sont allés contre l’Histoire en arguant que l’intégrité suisse était en danger. Telle est l'analyse de Joëlle Kuntz, éditorialiste au Temps.

Dans une interview à swissinfo, la journaliste franco-suisse revient sur la notion de frontière qui a occupé le centre d’une campagne électorale ancrée sur l’émotion.

«Meurtrières ou bénignes, pourquoi ces lignes tracées entre nous dans l’espace? Pourquoi passent-elles ici plutôt que là? Sans frontières pour inscrire nos différences, aurions-nous la paix?»

Joëlle Kuntz a grandi au bord d’un ruisseau séparant la France de la Suisse et parcouru le monde pour son travail de journaliste. Dans un essai publié en 2004, «Adieu à Terminus, Réflexions sur les frontières d’un monde globalisé», elle s’est livrée à une réflexion multiforme sur «ce monde couturé de cicatrices, sillonné de rides tels ces vieux visages déformés par les souffrances».

En tant qu’éditorialiste au Temps, elle a suivi de près la votation de dimanche sur Schengen/Dublin et la campagne du camp de l’opposition, mené par l’Union démocratique du centre (UDC, droite dure).

swissinfo: Qu’est-ce qu’une frontière selon vous?

Joëlle Kuntz: En politique, la frontière est une ligne qui est fixée sur le territoire par l’histoire des groupes. Souvent après une guerre, ils ont convenu d’une ligne, forcément acceptée des deux côtés et qui permet aux groupes de savoir jusqu’où ils vont.

Cette ligne change de statut selon qu’elle sépare des pays, des cantons ou des groupes, mais comme elle est négociée politiquement, elle est forcément destinée à rester.

Avec Schengen et l’UE, toutes les frontières continuent à exister, et fortement puisqu’elles sont l’expression des groupes nationaux.

swissinfo: Cette notion de statut de la frontière occupe parfois une sphère irrationnelle dans les esprits, ce qui a donné une charge émotionnelle à toute la campagne sur Schengen…

J. K.: Là on quitte le domaine de la politique pour entrer dans celui de la psycho-politique, ou même de l’anthropologie. Parce que la frontière et l’histoire de cette frontière se transmettent de génération en génération d’une façon assez énigmatique.

‘Notre territoire va de là à là, il est issu de telle ou telle guerre’, ce message est transmis par les parents, par l’école, avec une certaine solennité que les enfants prennent très au sérieux.

Mais pourquoi cette mémoire se transmet-elle aussi facilement? J’avoue que je trouve cela très mystérieux, cela ressemble parfois à de la généalogie. ‘Mon père est né ici, ma mère est née là’: c’est une sorte de repérage des groupes familiaux ou nationaux dans l’espace et le temps qui deviennent très importants dans l’identité des individus et des groupes.

Ainsi, il y a une certaine facilité à accepter ce qui est dit à l’école ou en famille, on n’a plus de souci sur son appartenance, on ne se pose pas trop de questions.

swissinfo: Lors de la célébration de l’armistice de la 2e guerre mondiale, le 8 mai, le ministre UDC Christoph Blocher a fait scandale en disant «qui veut dissoudre les frontières veut dissoudre l’Etat». Ce qui vous a fait écrire que «Blocher prenait la frontière en otage». Expliquez-vous?

J. K.: Cette ligne qui est toujours là depuis longtemps, elle est au fond innocente de ce qu’on en fait. On peut décider que, étant là, elle est importante au point qu’on a dû l’armer pour se défendre contre son voisin.

Mais la 2e guerre mondiale a mis fin à cela. On a décidé de coopérer et de faire en sorte que cette ligne serait une ligne dépourvue de toute menace.

Quand Blocher va sur cette frontière et dit ‘nous sommes différents des voisins’, il la prend en otage puisque tout d’un coup, il lui fait jouer un rôle d’intimidation qu’elle ne joue plus depuis 60 ans.

C’est une image pour dire qu’en réalité, c’est nous qui sommes otages de son intimidation à lui, qui choisi précisément d’être sur une frontière (Rafz), pour prétendre que la Suisse est menacée par l’étranger en général.

C’est complètement réactionnaire par rapport à 50 ans d’histoire européenne, à la création de l’Europe qui repose précisément sur l’abaissement des frontières. D’autant plus que cela vient d’un grand défenseur de la neutralité suisse! J’ai trouvé cette tricherie insupportable.

swissinfo: Si on regarde la carte dessinée par les résultats du scrutin du week-end, on s’aperçoit que, Zurich mis à part, la Suisse est coupée en deux, entre l’est et l’ouest. Une ligne qui ne suit pas la traditionnelle «barrière des röstis», mais une séparation tout de même?

J. K.: Oui c’est intéressant de voir qu’il y a toujours une Suisse occidentale et une Suisse orientale. C’est encore une fois lié à l’histoire. La France a toujours moins fait peur à la Suisse que l’Allemagne. C’est paradoxal puisque le grand envahisseur a été Napoléon!

Mais l’idéologie nationale a toujours été plutôt anti-Habsbourg, et puis il ne faut oublier ni le nazisme, ni le fascisme, qui sont restés deux épouvantails pour la Suisse orientale et méridionale, cela remonte donc à très loin dans les mentalités.

Interview swissinfo, Isabelle Eichenberger

Le 5 juin, 54,6% des citoyens ont accepté les accords de Schengen-Dublin et le taux de participation a atteint 56%.
Le 25 septembre, ils seront appelés à se prononcer sur l’extension de la libre circulation des personnes aux dix nouveaux Etats membres de l’Union européenne.

– Joëlle Kunz est licenciée en géographie et journaliste. Actuellement éditorialiste au Temps, à Genève, elle a réalisé de nombreux reportages un peu partout dans le monde.

– Elle a aussi travaillé en France (Le Quotidien de Paris, Le Matin de Paris).

– Elle a publié «Les Fusils et les urnes: le Portugal d’aujourd’hui» (Denoël, 1975), «L’Aggrandissement: divertimento» (Campiche, 1993) et «Adieu à Terminus, Réflexions sur les frontières d’un monde globalisé» (Hachette, 2004).

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