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«Tôt ou tard, la photo du cadavre de Ben Laden sortira»

L'une des rares photos d'Oussama Ben Laden, ici prise en 1998. Reuters

En décidant de ne pas rendre publique la photo d’Oussama Ben Laden mort, Barack Obama a pris une décision sage, estime Charles-Henri Favrod, ancien journaliste et fondateur du Musée de l’Elysée. La preuve par l’image ne couperait de toute manière pas court aux thèses conspirationnistes.

Diffuser ou ne pas diffuser le cliché de la dépouille de l’ennemi public numéro un? La question a agité durant trois jours Barack Obama et l’administration américaine. Mercredi, le président a finalement tranché, estimant que les risques pour la sécurité nationale créés par la diffusion de telles images dépassaient les bénéfices.

Une telle photographie ne constituerait de toute manière pas une preuve irréfutable de la mort du leader d’Al-Qaïda, affirme Charles-Henri Favrod, fondateur du prestigieux Musée de l’Elysée à Lausanne, dédié à la photographie. L’histoire montre également que de tels clichés ne restent jamais longtemps cachés. Interview.

swissinfo.ch: Fallait-il diffuser la photo de Ben Laden mort?

Charles-Henri Favrod: Le président Obama a décidé qu’elle ne serait pas diffusée. D’une part pour ne pas contribuer à augmenter le caractère incendiaire de l’opération, et d’autre part pour des raisons éthiques, car l’image est, paraît-il, horrible. A mon avis, la décision est sage. Personnellement, je peux me passer de cette photographie.

La question est de savoir si l’on dispose des éléments suffisants pour prouver que Ben Laden est bien tombé. Car on en parle comme d’une photographie, mais il s’agit en fait d’une preuve. D’autres éléments existent, comme la bande vidéo de l’attaque réalisée par le commando. C’est cette vidéo qu’il faudrait montrer et non la figure effrayante de Ben Laden mort.

swissinfo.ch: N’y a-t-il toutefois pas un impératif démocratique à diffuser cette photographie?

C-H.F.: Certes, nous sommes en droit d’exiger des preuves. La question est de savoir si l’on peut croire les Américains, qui estiment les avoir avec l’ADN, les empreintes digitales est les nombreuses photographies réalisées pendant et après l’attaque.

Le monde a besoin de preuves et d’images. Ça ne m’a donc pas étonné que des photos truquées circulent avant même l’annonce officielle de l’opération. Toutefois, si l’image était diffusée, beaucoup affirmeraient qu’elle est trafiquée. Et si elle est aussi horrible que le prétendent les Américains, il faudrait la retoucher avant de la diffuser. Ça suffirait à en faire une fausse preuve.

De toute manière, la photo n’est pas une preuve à elle seule. Avec la numérisation et les logiciels de retouche, on peut inventer une photo hors de toute réalité. Et rien ne peut empêcher les thèses conspirationnistes de faire surface. A la télévision et dans les journaux, on voit les images très banales des abords de la maison où se cachait Ben Laden, des témoins et voisins, eux-mêmes ahuris par ce qui vient de se passer. Tout cela est très quotidien d’aspect. Il manque l’essentiel: les protagonistes. Le spectre est là, mais le cadavre repose au fond de l’océan.

swissinfo.ch: L’administration américaine a brandi la crainte de réactions très négatives pour justifier la non-publication de la photo. A-t-elle raison?

C-H.F.: Lorsqu’on a diffusé la photo de Che Guevara mort, c’était davantage une image hagiographique, presque sainte. Il ressemblait au Christ dans le tombeau. Sa beauté faisait penser à une mort naturelle.  Le visage éclaté et sans doute effrayant de Ben Laden n’a évidemment pas les mêmes vertus.

Dans les pays arabes, il n’est pas convenable de montrer la mort. Le corps est tout de suite mis dans un linceul et on le fait disparaître dans un délai extraordinairement court.

Dans notre civilisation, nous sommes beaucoup plus impudiques. Quelle qu’elle soit, la mort est un spectacle qui nous stupéfie. Lorsqu’on est face à un cadavre, on  pense toujours à notre propre mort et on imagine son propre cadavre.

swissinfo.ch: Comment jugez-vous la communication visuelle et orale qui a entouré la mort de Ben Laden?

C-H.F. : Elle a été très réfléchie. Il n’y avait pas de doute sur le caractère de l’opération, dont le but était l’élimination physique de Ben Laden. Les Américains ne voulaient pas en faire une figure sainte. Tout a été bien mené. Pour conforter la qualité de l’opération, on a diffusé les images d’un président des Etats-Unis qui a donné l’ordre de tuer et qui a assisté lui-même à l’exécution.

swissinfo.ch: Le débat sur l’opportunité de publier ou non une telle photo est-il nouveau?

C-H.F.: A l’époque, la police scientifique ne diffusait pas les images d’une scène de crime. Aujourd’hui, les séries télévisées diffusent des scènes de crimes en permanence. On a tellement vulgarisé la chose qu’on ne s’en émeut plus. Nous sommes devenus boulimiques face à l’image et notre désir n’est jamais satisfait. C’est pour cela qu’il existe une demande quasi universelle pour voir la photo du cadavre de Ben Laden.

swissinfo.ch: Cette photo ne sortira-t-elle pas, in fine, même par un canal détourné?

C-H.F. : Elle sortira sans aucun doute. Et certainement beaucoup plus rapidement qu’on ne le pense. Dès l’instant qu’un tel document existe, il est quasiment impossible de le dissimuler. Le seul cas étrange qui s’est présenté dans l’histoire est celui d’Adolf Hitler, pour lequel on n’a jamais réussi à avoir une image authentifiée de sa mort. Seule une image truquée a été diffusée par les Russes.

Pour le reste, on a toujours eu des images et même les images interdites ont fini par resurgir. Que ce soit pour Ceausescu, Che Guevara ou Saddam Hussein, les images ont été prises directement après l’exécution. Ce furent de simples photos de constat, sans mise en scène particulière.

Montreux. Charles-Henri Favrod est né en 1927 à Montreux. Il a étudié les Lettres à l’Université de Lausanne.

Journaliste, il arpente les continents et publie notamment «Une certaine Asie», «Le Poids de l’Afrique», «Le Défi du désert, suivi de Retour au Yémen». Il collabore à la presse et à la télévision françaises.

Algérie. Il est l’un des intermédiaires officieux entre la France et le FLN algérien à l’aube des Accords d’Evian (1961).

Elysée. Il fonde en 1985 à Lausanne le prestigieux Musée de l’Elysée, dédié à la photographie. Depuis, il a été le maître d’œuvre de deux nouveaux musées de la photographie, l’un à Florence, l’autre à Trieste.

«Nous avons discuté cela en interne, et souvenez-vous que nous sommes absolument certains que c’était lui. Il y a eu des prélèvements et des analyses ADN. Donc il n’y a aucun doute sur le fait que nous avons tué Oussama ben Laden.

Il n’y a certainement pas de doutes parmi les membres d’Al-Qaïda sur sa mort. Et donc nous ne pensons pas qu’une photographie en soi fasse quelque différence que ce soi.

Il est très important de ne pas laisser des preuves photographiques dans la nature comme un outil d’incitation (à la violence) ou de propagande. Ce n’est pas dans notre genre. Nous n’arborons pas ce genre de choses comme des trophées.

La vérité est que c’était quelqu’un qui méritait ce qu’il a eu. Et je pense que les Américains et les gens dans le monde entier sont heureux qu’il soit mort. (…) Mais étant donné la nature violente de la photo, (sa publication) créerait un risque pour la sécurité nationale.

Il y aura des gens qui le nieront. La vérité est que Ben Laden ne marchera plus jamais sur cette terre.»

Extrait d’un entretien accordé par le président Barack Obama à la chaîne de télévision américaine CBS

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