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A Diyarbakir, le dialogue turco-kurde dans l’impasse

Des manifestants kurdes face à la police turque à Diyarbakir, le 6 décembre dernier. Keystone

Le parti kurde, le DTP (parti pour une société démocratique), est interdit; les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre se multiplient ; et faute d’interlocuteur kurde, le projet d’ouverture du gouvernement turc a du plomb dans l’aile! A Diyarbakir, rencontre avec un Turco-suisse iconoclaste.

En bas de l’immeuble, les journaux passent de main en main presque nonchalamment ; les télévisions et les radios déclinent la nouvelle sans grande surprise. Le verdict de la cour constitutionnelle, est tombé la veille: c’en est fini du DTP .

Dans la ville de Diyarbakir où nous sommes, 7 personnes sur 10 votent pour ce parti kurde qui compte 21 députés au Parlement turc. Mais l’événement ne semble pas ébranler Yavuz Binbay qui nous reçoit dans son bureau.

«D’abord on s’attendait à la décision de la cour constitutionnelle ; on connait la jurisprudence, le DTP est pieds et poings liés avec le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) , lequel est interdit en Turquie, explique tranquillement cet homme de 50 ans: et puis , un nouveau parti est déjà prêt pour remplacer le DTP. Quant au gouvernement du premier ministre Tayyip Erdogan , il n’a toujours pas présenté un vrai programme de réformes pour les Kurdes, seulement des mesurettes ici ou là, donc ça n’est pas une grande perte».

Inimaginables il y a quelques années

Des mesurettes, cependant inimaginables il y a quelques années, lorsque la langue kurde était officiellement interdite. Le lancement d’une télévision kurde émettant 24h sur 24, des panneaux signalétiques en turc et kurde, la langue kurde autorisée dans les services sociaux et religieux ainsi que durant les campagnes électorales : ces avancées ne sont pas insignifiantes, parce que très symboliques, même si notre interlocuteur met le doigt sur le vrai défi : la nécessité d’un programme d’ensemble pour améliorer la situation des millions de Kurdes vivant dans le sud-est du pays, sinistré.

«Les choses ont radicalement changé, ces vingt dernières années. Les Kurdes ont fui le sud-est, dont la situation économique reste désespérée, explique-t-il. Ils sont en tout 15 millions, et maintenant presqu’aussi nombreux à Istanbul et à l’ouest du pays que dans le sud-est. Ce qui rend caduc le rêve d’un Etat indépendant , de même que celui d’une Confédération. Que devrait-on faire en effet de ces millions de Kurdes qui ne vivent plus dans la région si l’ont créait un « Kurdistan de Turquie» ? C’est donc au sein d’une Turquie unie qu’il faut améliorer nos droits» conclut-il.

L’enfer dans les geôles

Une analyse réaliste et pragmatique qui enterre ses rêves de jeunesse. «Lorsque j’ai commencé ma vie d’activiste, à 12- 13 ans, je croyais dur comme fer que nous pourrions un jour avoir un pays indépendant mais ça n’est plus d’actualité, même si certains le prétendent toujours».

Yavuz Binbay est de cette sorte d’homme difficilement classable. Turc, mais d’origine arabe, donc ultra-minoritaire en Turquie. Intellectuel laïc, mais pas peu fier de descendre de la lignée de Mohammed, par son ancêtre le sheikh Halid Bin Velit.

Emprisonné pendant dix ans par la junte militaire dans la sinistre prison de Diyarbakir, «l’enfer que j’ai vécu là-bas est indicible; ils voulaient faire de moi un collaborateur du régime, j’ai été un peu épargné grâce à l’intervention de Madame Mitterrand».

Réfugié en Suisse

Or ce n’est pas en France mais en Suisse qu’il trouve refuge politique. Et il n’hésite pas à renoncer à son statut quelques années plus tard pour revenir en Turquie où il a fondé (voir colonne de droite) une association d’aide aux victimes de ce conflit qui ensanglante la région. «Je partage mon temps entre Diyarbakir et Genève où mon épouse et mes fils vivent» explique-t-il.

On ne le croit, en revanche, qu’à moitié quand il dit avoir «abandonné la politique ». Le voilà , en effet, qui balaie d’un revers de main les nombreuses réformes politiques effectuées par le parti au pouvoir, l’AKP (parti de la justice et du développement) sous prétexte que «le gouvernement AKP n’avait pas le choix ; sous la pression européenne n’importe quel autre parti aurait fait ces réformes ; ce que veut l’AKP c’est mettre en place un régime islamiste» .

Un parti auquel il ne fait donc aucune confiance ainsi qu’au parti kurde DTP, tout juste interdit. En vérité Yavuz Binbay est désespéré que ne puisse émerger en Turquie un vrai parti social démocrate, laïc et multiethnique. Il aurait travaillé à cela à la fin des années 90 mais a depuis jeté l’éponge pour se consacrer au terrain.

Yavuz Binbay repart pour Genève dans quelques jours , avec là-bas un autre gros sujet de préoccupation. Le vote contre les minarets. C est une énorme erreur stratégique, dit-il: «L’UDC est tombé dans un piège. Il fait le jeu des militants islamistes qui vont se lancer dans une bataille pour réclamer des minarets, puis l’appel à la prière, etc, tout cela au nom de la liberté religieuse, bien sûr». Entre Diyarbakir et Genève, notre interlocuteur s’inquiéterait presque plus de ce qui se passe chez nous qu’en Turquie.

Ariane Bonzon, de retour de Diyarbakir, swissinfo.ch

Turco-suisse. L’immeuble est délabré, comme la plupart à Diyarbakir. La cage d’escalier aurait besoin d’un bon coup de peinture. Mais le second étage bruisse de vie. Nous sommes dans les locaux de Sohram-Casra l’association créée en 2000 par le turco-suisse Yavuz Binbay à Diyarbakir.

Traumatisés. Un centre d’aide et de réhabilitation pour les victimes de torture et leurs familles. Plus d’un million de personnes – de 2 à 3 millions selon d’autres estimations – ont été chassées de leur village par suite de la lutte contre la guérilla et se sont établies dans les quartiers pauvres des grandes villes. Nombre d’entre elles ont été traumatisées par les violences subies. C’est dire que les cinq permanents et la quarantaine de volontaires de l’association ne manquent pas de travail.

Soutien. Actuellement, et pour un budget de 162 500 francs suisses en 2009, Sohram-Casra accompagnent 400 adultes et enfants. L’approche est «globalisante» . Les séances de psychothérapie, vont de pair avec un soutien, beaucoup plus matériel, qui touche tous les domaines: cours complémentaires, aide à la formation professionnelle et à la recherche d’emploi, conseils juridiques, et même distribution de vêtements de seconde main. Sans oublier l’organisation des fêtes de fin d’année en commun.

Ecoute. On a compris à Sohram-Casra que la personne est un tout, et que la meilleure aide psychologique qui soit n’a pas grand sens si le patient n’a ni logis, ni travail et qu’il repart le ventre vide. Qu’il ait aussi le sentiment d’être entendu .

Yavuz Binbay a gagné trois procès à la Cour européenne des Droits de l’Homme contre l’Etat turc. Alors Sohram-Casra tâche de se battre pour que d’autres Kurdes obtiennent justice, comme Yavuz Binbay, auprès des Juges de Strasbourg.

Plus de 74’000 Turcs étaient recensés en 2006. Mais les statistiques officielles ne comptabilisent pas les naturalisés ou les double-nationaux.

Selon le sociologue Hasan Mutlu, les Turcs de Suisse seraient au nombre de 110’000 environ, dont 10 à 30’000 kurdes.

Arrivés dès les années 60 (recrutés en Turquie par l’industrie suisse), la majeure partie des Turcs vivent dans le triangle d’or (Bâle, Zurich, Soleure).

Ces 20 dernières années, les migrants turcs se sont également installés en Suisse romande, principalement à Genève et Lausanne.

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