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A Montreux, une soirée de folie pour Ahmet Ertegun

Avec Chic, un final haut en couleurs... Montreux Jazz Festival Foundation/Lionel Flusin

Le 40ème Montreux Jazz Festival démarre sur les chapeaux de roue avec une soirée qui résume un demi-siècle de musique 'black... and white', selon le guitariste Nile Rodgers.

Cela à travers un hommage à Ahmet Ertegun, l’homme du label «Atlantic», également présent vendredi à Montreux. Un phare dans la trajectoire de Claude Nobs.

Qui aurait pu imaginer écouter un jour Ben E. King, le crooner de la soul et Robert Plant, la crinière de Led Zeppelin, reprendre ensemble un vieil air sixties accompagnés par le ‘Chic’ de Nile Rodgers, star du funk tendance disco?

Et les voir rejoints, pour un final débridé et bordélique, par Stevie Nicks, la diva de Fleetwood Mac, George Duke, le jazzman classieux, et Kid Rock, le ‘bad boy’ de Detroit? Tout au plus un devin particulièrement extralucide, ou Claude Nobs, patron du festival, qui devait rêver de cela depuis longtemps.

Un peu d’histoire

Imaginons la scène. Milieu des années soixante, à peine plus tard. Un cuisinier reconverti en comptable de l’office du tourisme de Montreux, alors lieu de villégiature un peu délavé, se pointe dans les bureaux de la compagnie discographique américaine «Atlantic Records», à New York. Et, sans rendez-vous, demande à voir le patron.

Peut-être la secrétaire tente-t-elle un barrage, mais quoi qu’il en soit, Nesuhi Ertegun, frère du fondateur Ahmet, reçoit le blanc-bec. Parce que papa Ertegun à été ambassadeur de Turquie à Berne? Parce que le culot du jeune homme l’intéresse? Qu’importe! Claude Nobs a mis un pied dans les plus hautes sphères du jazz et du blues, ces musiques qu’il vénère depuis qu’il est tout môme.

Et grâce à l’aide des frères Ertegun, il peut dès lors commencer à donner corps à ce projet qui lui tient à cœur, lui qui organise déjà des concerts depuis quelques temps (il a été le premier à faire venir les Rolling Stones ‘sur le continent’): créer un festival dans sa ville.

Quarante ans plus tard, celui qui, grâce aux Ertegun, est devenu en 1973 le patron de WEA Suisse (futur Warner Music) a proposé, pour l’ouverture de la 40ème édition de son festival, une soirée plus que luxueuse en hommage à Ahmet Ertegun.

Une première mi-temps nostalgique

Pour la première partie, ce sont les ‘Soul Survivors’ qui ont été choisis comme groupe d’accompagnement. Soit Les McCann (piano et chant), Cornell Dupree (guitare), Ronnie Cuber (sax), Jerry Jermott (basse), Buddy Williams (batterie). Les spécialistes apprécieront.

Ambiance sixties, avec un Ronnie Cuber particulièrement en verve, pour accompagner la voix de Les McCann, bientôt remplacé au piano par George Duke.

Ben E.King, chemise rose et veston blanc, enchaînera «Spanish Harlem», «Save the Last Dance for Me», et le légendaire «Stand By me». Voyage temporel garanti. Et frisson aussi.

Frisson toujours lorsque King Solomon Burke (dans combien d’églises a-t-il rôdé sa voix pour avoir un organe pareil?), assis sur son fauteuil royal, rendra hommage à Otis Redding, Ray Charles, Wilson Pickett… Tous des artistes ‘Atlantic’. «The Docks of the Bay», un «Knock on Wood» déchaîné et «What I’d say» sont notamment au programme.

Au cours de cette première partie, une fenêtre est ouverte sur la modernité avec deux chansons d’un jeune Ecossais, Paulo Nuttini: belle voix, belle gueule, belle musique… «Une future star», dira Ahmet Ertegun, et on peut lui faire confiance en la matière.

Une deuxième mi-temps bariolée

Après les ‘Soul Survivors’, le rôle d’accompagnateur est confié au groupe Chic. Rien de moins. Rappelez-vous, «Le Freak», qui vous fit tant danser à votre époque Travolta, c’était eux.

Un choix à priori discutable. Car si les qualités de producteur et de métronome humain de Nile Rodgers sont indéniables, Chic manque un peu de moelleux en matière d’esprit soul, et c’est un euphémisme. Ainsi, la batterie plombée de Omar Hakim pèse lourdement sur les deux chansons qu’interprète Stevie Nicks. Et sur notre moral.

La version somptueuse de «Georgia on my Mind» par Stevie Winwood (ex-Spencer Davis Group, ex-Traffic, ex-Blind Faith avec Clapton), seul à l’orgue Hammond, sera par contre un pur instant de bonheur.

Beaux moments aussi avec Robert Plant, oubliant Led Zep et son remarquable répertoire actuel pour chanter «Good Rocking at Midnight», ou «I Got A Woman», de Ray Charles, avec humour et décontraction. Et bon sang, quelle voix.

Quelle voix aussi avec Chaka Khan, lorsqu’elle reprend «Natural Woman» et «Respect» d’Aretha Franklin. Et soudain, on se dit qu’Atlantic, au-delà des genres – jazz, rythm & blues, soul, rock – c’est surtout cela: des voix. Pas des machins à vibrato standardisé comme celles que la soupe ambiante nous inflige. Non des voix qui explosent autant qu’elles se fissurent.

Entre folie et émotion

Après une démonstration des talents de showman de Kid Rock, Chic reprendra le pouvoir en alignant quelques tubes hyper-vitaminés: «We Are Family», écrit pour Sister Sledge, l’incontournable «Le Freak», et «Good Time».

On approche des 1h00 du matin. Ahmet Ertegun, 83 ans, monte sur scène, pour avouer son émotion, réelle. «La plus belle soirée de ma vie», dira-t-il. Avant de participer aux chœurs d’un deuxième «We Are Family», avec pratiquement tous les artistes de la soirée. Un grand ‘bœuf’ comme Montreux n’en avait plus connu depuis longtemps.

«Atlantic a 60 ans, et Montreux 40 ans… Bravo pour les 100 ans!», avait dit Claude Nobs en début de soirée. A la fin de celle-ci, on l’imagine heureux d’avoir pu dire de cette façon sa gratitude à Ahmet Ertegun.

Et pour qu’il n’y ait pas de jaloux, pas de tensions inutiles entre Ciel et Terre, une soirée en hommage à Nesuhi Ertegun (décédé en 1989) aura lieu le 2 juillet, avec Ornette Coleman et Sergio Mendes…

swissinfo, Bernard Léchot à Montreux

Le 40e Montreux Jazz Festival a lieu jusqu’au 15 juillet.
Il se déroule au Centre des congrès (Auditorium Stravinsky et Miles Davis Hall), mais aussi au Casino Barrière pour les concerts plus spécifiquement jazz et sur les quais pour le festival off, gratuit.
Parallèlement aux concerts proprement dits, des concours instrumentaux et des workshops ont lieu chaque année.
Cet automne sortira «Montreux Jazz Festival, 40th», un ouvrage de 1200 pages signé Perry Richardson, qui évoquera l’ensemble de l’épopée montreusienne.

Ahmet Ertegun (1923) et son frère Nesuhi (1917-1989) sont nés à Istanbul (Turquie). Leur père, ambassadeur, sera en poste notamment à Berne, puis à Washington.

En 1947, Ahmet Ertegun participe à la création du label ‘Atlantic Records’. Le catalogue des débuts est jazz et blues, puis R&B avec des artistes tels que les Drifters, Ray Charles, Aretha Franklin, Roberta Flack.

En 1955, Nesuhi rejoint Ahmet et devient le vice-président d’Atlantic, notamment en charge du département jazz. Il produira John Coltrane, Charles Mingus, Ornette Coleman…

Au cours des années 60 et 70, c’est la ‘pop music’ qui va faire la célébrité d’Atlantic Records. Avec des artistes du Nouveau continent (Crosby, Stills, Nash & Young, Sony & Cher), mais également beaucoup d’Anglais: Cream, Led Zeppelin, Bee Gees, Yes, Genesis…

En 1971, Nesuhi Ertegun fonde WEA International (Warner Elektra Atantic), devenu depuis Warner Music International. Claude Nobs devient patron de WEA Suisse en 1973.

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