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Abdou Diouf: des vertus nommées «rectitude» et «intégrité»

Abdou Diouf, un idéal appelé 'socialisme démocratique'. swissinfo.ch

Deuxième partie de l’entretien qu’Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, a accordé à swissinfo. Un entretien qui, partant de l’OIF, passera par la religion pour aboutir à un credo politique et moral, fort, d’Abdou Diouf.

La Francophonie, c’est plusieurs continents, de nombreux pays, plusieurs types de systèmes et de régimes politiques. Et, malgré cette diversité, malgré la réalité, une volonté institutionnelle de bonne gouvernance, de démocratie, de liberté, de respect des droits de l’Homme…

swissinfo.ch: Prenons un problème concret… Par exemple, comment l’OIF, résolument laïque, peut-elle s’engager pour calmer le jeu des intégrismes religieux qui, montant en puissance sur plusieurs continents, sont devenus un vrai problème politique, y compris dans certains Etats de la Francophonie?

A.D.: En faisant entendre notre voix. Par des initiatives comme celle de notre combat à l’Unesco, pour la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. En promouvant le dialogue des civilisations, ce que nous avons fait à travers notre alliance avec les autres aires linguistiques, ce que nous appelons les «Trois Espaces Linguistiques»: les francophones, les hispanophones, les lusophones. Et les arabophones sont venus s’associer à nous.

Nous le faisons en appuyant des initiatives comme l’Alliance des civilisations, une organisation de l’ONU qui se réunit tous les ans. Nous-mêmes, nous avons tenu à Tunis et à Kairouan des réunions avec l’Isesco (l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture), qui est l’Unesco du monde islamique.

Je pense que dans ce domaine-là, il faut aussi éclairer les gens. Et nos attitudes individuelles comptent. Je le répète, dans mon identité personnelle et familiale, j’exprime cette diversité et ce dialogue des cultures et des civilisations. Et j’exprime cette quête d’une religion qui soit une religion moderne, modérée, équilibrée.

Pour être plus concret, en ce qui me concerne, je suis musulman, ma femme est catholique, j’ai une belle-fille juive… Je suis la maison d’Abraham! Je symbolise, dans ma vie familiale, l’alliance entre ces trois religions. J’ai des amis juifs, des amis bouddhistes… et des amis non croyants, avec lesquels je partage des valeurs humanistes.

Mes compatriotes ont été étonnés lorsque, président, je recevais les Grands maîtres des loges maçonniques. Parce que je partage avec les francs-maçons au moins une idée, celle de la laïcité, à laquelle je tiens tant. Et qu’ils pouvaient m’aider à promouvoir au Sénégal les valeurs de la laïcité, dans la mesure où ce sont des valeurs qui mènent à une réconciliation des hommes au moins dans l’espace public.

swissinfo.ch: On l’a dit, à Montreux interviendra l’élection du secrétaire-général de la Francophonie. Et il y a bien des chances que vous soyez investi pour un 3e mandat. Si c’est le cas, ce sera avec plaisir ou un peu de lassitude?

A.D.: Non non non! Je ne fais jamais rien avec lassitude ou découragement. J’ai un pessimisme de la raison, quand je vois les difficultés du monde, mais heureusement, j’ai un optimisme de la volonté et de la foi. Il y a un mot que j’ai rayé de mon vocabulaire, c’est le mot «découragement». Je peux être déçu, mais jamais découragé.

Je tiens surtout à une chose, et cela m’a accompagné dans toutes les fonctions que j’ai occupées: je n’aime pas les actions d’éclat. Je n’aime pas le conjoncturel factice. Le cosmétique. Ce qui m’intéresse, c’est la profondeur, le structurel. Tracer des sillons profonds pour construire l’avenir, quelque chose qui dure. Mais l’ambition, la gloire personnelle, ne m’intéressent pas. Même la trace que je peux laisser dans l’Histoire ne m’intéresse pas.

Ce qui m’intéresse, c’est ce que je peux faire avec d’autres hommes de bonne volonté, le travail d’équipe menant à des résultats qui peuvent rendre service à l’humanité, par-delà mon organisation, par-delà mon pays.

swissinfo.ch: En même temps, vous avez été premier ministre pendant 10 ans, puis 19 ans président de la République, et 8 ans (pour le moment) secrétaire général de l’OIF… Avec une trajectoire pareille, pensez-vous encore avoir un contact avec la réalité, la vraie vie, pas celle des limousines et des palaces?

A.D.: Absolument! J’ai des amis, des collaborateurs, une famille, des enfants, des petits-enfants. Je sais ce qu’est la vraie vie, je vous assure. Lorsque j’étais président, rien ne me faisait plus plaisir que de faire des tournées à travers le pays. Et d’aller au plus profond des besoins des populations. Je me disputais souvent avec mes gardes du corps, qui se souciaient de la sécurité du président. Mais moi je forçais les barrières, et j’allais vers les gens.

Dans nos régions arides, je me préoccupais beaucoup des forages, de l’eau, des puits… Un de mes adversaires politiques m’avait même appelé «Monsieur Forage»! Le plus beau compliment qu’on m’a fait, je ne l’oublierai jamais, c’était un jour, dans l’est du Sénégal. Un homme a dit: «Vous tous, vous parlez du président Diouf en disant qu’il est brillant, qu’il est ceci et cela. Moi, ça ne m’intéresse pas. Moi, je veux qu’on le surnomme du surnom qu’il mérite: je veux qu’on l’appelle Abdou l’utile!» J’ai trouvé cela extraordinaire, parce que cela prouvait qu’il savait que moi, ce qui m’intéressait, c’était leur vie de tous les jours.

Bien sûr, vous avez raison de poser la question, parce qu’il est vrai qu’on n’est pas tous les jours au contact de ces réalités-là. Mais… par exemple, le contact entre les ONG et la Francophonie, j’y tiens. Les ONG sont proches des réalités, et en maintenant un dialogue permanent avec ces organisations, on peut savoir ce qu’est la Francophonie réelle, ses besoins, et s’inspirer de cela pour construire une stratégie et un programme pour l’avenir.

swissinfo.ch: Dans votre jeunesse, vous avez été attiré par le matérialisme athée et le marxisme, des conceptions radicales. Qu’avez-vous gardé de cette intransigeance, ou plutôt, vers quoi s’est-elle tournée aujourd’hui?

A.D.: En ce qui concerne l’athéisme, mon expérience postérieure de la vie m’a amené vers la foi en un dieu unique, c’est clair.

Politiquement, le contact avec un homme comme Léopold Sédar Senghor m’a convaincu que la vraie voie, c’était le socialisme-démocratique, le socialisme à visage humain. Comme le disait le président Senghor: «Nous sommes adeptes du socialisme démocratique – et dans l’expression socialisme démocratique, l’épithète ‘démocratique’ est plus important que le substantif ‘socialisme’». Voilà ma vision de la vie.

D’où mon combat pour une mondialisation qui soit régulée, humaine, juste, qui ne laisse personne au bord de la route. Socialisme démocratique, pour nous, c’était avoir l’efficacité maximale, la croissance la plus forte possible, mais que les fruits de cette croissance soient répartis de façon juste.

Et ce combat demeure toujours en moi. Avec rectitude. Avec intégrité. Avec rigueur. Avec honnêteté, loyauté. Ces vertus, je les conserve, je ne peux pas concevoir la vie autrement. Ces vertus, que je sois communiste hier ou socialiste démocratique aujourd’hui, demeurent.

Je fais souvent référence à Montesquieu, qui est aussi un de mes pères spirituels, et qui disait: «Le principe de la démocratie, c’est la vertu». Pas la vertu avec un grand V, mais la vertu dans le sens où il s’agit toujours de privilégier l’intérêt général contre les intérêts égoïstes personnels. Et je rejoins presque – vous allez dire que je suis vraiment éclectique! – la vertu évangélique exprimée par le Christ: aimer son prochain comme soi-même. L’égoïsme, l’égocentrisme, n’ont aucun avenir. La seule vraie attitude est celle qui consiste à être un homme solidaire des autres hommes.

Bernard Léchot, Genève, swissinfo.ch

AOF. Abdou Diouf naît en 1935 à Louga. Le Sénégal fait alors partie de l’Afrique occidentale française (AOF).

Droit. Scolarité à Saint-Louis, études de droit à Dakar, puis à Paris. Il obtient le brevet de l’Ecole Nationale de la France d’Outre-mer.

Carrière. L’indépendance du Sénégal est effective en 1960. Devenu haut fonctionnaire à 25 ans, Abdou Diouf devient directeur de cabinet du président Léopold Sédar Senghor en 1963, secrétaire général de la présidence en 64, ministre du Plan de l’industrie de 68 à 70, premier ministre en 1970.

19 ans de présidence. Suite à la démission de L.S. Senghor en janvier 1981, il assume à la demande de celui-ci les fonctions de président de la République en attendant de nouvelles élections deux ans plus tard. En tant que candidat socialiste, il est élu en 1983, et reconduit dans ses fonctions lors des élections de 1988 et de 1993.

Ouverture. Volonté d’approfondissement de la démocratie voulue par Senghor, libéralisation progressive de l’économie, décentralisation, ouverture au multipartisme, laïcité, ont marqué ses mandats.

Wade. Abdou Diouf est battu au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2000, et laisse sa place à Abdoulaye Wade.

OIF. En 2002, il succède à l’Egyptien Boutros Boutros-Ghali comme secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Il est reconduit à l’unanimité à ce poste lors du XIe Sommet de la Francophonie à Bucarest en 2006.

Quatre ans. L’élection a lieu tous les quatre ans.

Soutiens. Le Québec, puis la France, se sont déjà déclarés favorables à un 3e mandat d’Abdou Diouf.

Calixhte Beyala. D’autres candidats? On sait que l’écrivaine franco-camerounaise Calixthe Beyala, a annoncé sa candidature.

Pères fondateurs. C’est le 20 mars 1970, il y a 40 ans, qu’a été signée à Niamey, par 21 pays, la Charte créant l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). L’initiative revient au président sénégalais Léopold Sédar Senghor, à ses homologues tunisien Habib Bourguiba et nigérien Hamani Diori, ainsi qu’au Prince Norodom Sihanouk du Cambodge.

Chiffres. Aujourd’hui, l’OIF regroupe 70 États et gouvernements (dont 14 observateurs) répartis sur les cinq continents.

Montreux. La Suisse, membre de l’OIF depuis 1989, accueille cette année le 13e sommet de la Francophonie. Il se tiendra du 20 au 24 octobre 2010 à Montreux, dans le canton de Vaud.

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