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Abdou Diouf: une langue fidèle à son génie

'Je ne suis pas doué pour les langues', regrette Abdou Diouf. swissinfo.ch

Il est depuis huit ans le N° 1 de l’Organisation internationale de la Francophonie. Avant cela, il a présidé pendant 19 ans aux destinées du Sénégal. Le français selon… Abdou Diouf.

Abdou Diouf fut le successeur de Léopold Sédar Seghor à la tête du Sénégal, aux côtés duquel il avait commencé sa carrière politique en tant que ministre, puis premier ministre. Senghor, un homme largement aussi connu pour son rôle de président du Sénégal (de 1960 à 1981) que pour sa passion des Lettres en général et de la langue française en particulier.

Senghor n’est-il d’ailleurs pas l’un des pères fondateurs de la Francophonie dont Abdou Diouf est aujourd’hui le principal responsable politique? Entre les deux hommes, et malgré leurs différences, c’est d’une véritable filiation qu’il s’agit.

swissinfo.ch: Vous souvenez-vous du premier manuel scolaire avec lequel vous avez appris le français ?

Abdou Diouf: Oui, absolument, il s’appelait «Mamadou et Bineta vont à l’école». C’était un manuel qu’on trouvait dans toute l’Afrique francophone. C’était le premier manuel au CP1, le cours préparatoire N° 1!

swissinfo.ch: Quelqu’un – parent, professeur, auteur – a-t-il marqué à jamais votre relation à la langue française?

A.D.: Parmi mes maîtres, il y en a eu un que j’ai eu à l’école primaire, Monsieur Omar Camara. Il n’était même pas instituteur, mais moniteur d’enseignement… C’était un pédagogue hors-pair. C’est lui que j’ai eu au CP1, et vraiment, c’était un grand homme. Je me souviendrai toujours de lui.

swissinfo.ch: Une citation de Cioran: «On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre»… D’accord, pas d’accord?

A.D.: D’accord, mais comme toute citation, celle-ci ne dit pas toute la réalité. C’est une réalité, mais il y a une réalité plus forte: bien sûr, on habite un pays, bien sûr, on habite un monde, mais on habite aussi une langue. Je suis donc d’accord avec cette citation, en gardant à l’esprit que toute citation est elliptique.

swissinfo.ch: Quelles langues pratiquez-vous?

A.D.: Je ne suis pas très polyglotte! Les seules langues que je pratique vraiment bien, c’est le français et le wolof. Mon anglais est… assez médiocre.

swissinfo.ch: C’est parce que cela vous fait mal de parler anglais, non?

A.D.: J’ai dit ‘un anglais assez médiocre’, je m’arrêterai là! (rires) Non, j’ai les meilleurs rapports avec mon ami le secrétaire-général du Commonwealth, mes enfants sont tous bilingues, mes petits-enfants aussi.

Je vous rappelle que la Francophonie est pour la diversité linguistique. J’ai l’habitude de dire que «l’honnête homme» du 21ème siècle doit parler sa langue maternelle et au moins deux grandes langues de communication internationale. Quand je dis cela, je pense évidemment à l’anglais et au français.

La Francophonie n’est pas du tout contre l’anglais… J’aimerais parler très bien l’anglais, mais je ne suis pas doué pour les langues, c’est comme ça!

swissinfo.ch: La langue française a une spécificité: l’Académie française. Un club de vieillards inutiles ou les gardiens du temple?

A.D.: Les gardiens du temple, et même mieux que ça: ce sont des gens très respectables, et soucieux du respect du génie de la langue. Ce sont des gens très cultivés et intelligents: n’oubliez pas que Senghor en a fait partie. Moi, j’ai une admiration particulière pour Hélène Carrère d’Encausse, qui est une femme de grande valeur, et qui dirige l’Académie avec beaucoup d’intelligence.

Je ne pense pas que l’Académie française soit agrippée à ce que la langue reste figée. Je pense qu’elle accepte tout à fait l’évolution de la langue. Senghor lui a fait accepter des mots, au moins celui-ci: «essencerie». Un mot créé non par la France, mais par le Sénégal. Je crois que l’Académie a aussi accepté le mot «courriel» créé par le Québec pour remplacer «e-mail». C’est une institution qui a son importance, et son utilité pour la France, mais aussi pour l’ensemble de la Francophonie.

swissinfo.ch: Au-delà de l’Académie, le français se métisse, change, pour le meilleur et le pire… Votre rapport à cette évolution?

A.D.: Il faut que la langue évolue en restant fidèle à son génie. Je me rappelle avoir dit un jour à Senghor «Monsieur le Président, tel mot employé par telle personne, là, vous ne croyez pas que c’est un barbarisme?» Il m’a répondu «non Abdou, c’est conforme au génie de la langue française».

On peut faire des créations langagières. Et Senghor en a faites. Quand il m’a nommé Premier ministre, il m’a dit: «Je ne veux pas qu’on dise comme en France, ‘aller à Matignon’. Je veux que ton département ait un nom». Et il a créé le mot «primature». Après des recherches, parce qu’il avait d’abord pensé à «primatie», mais il a trouvé finalement cela «trop ecclésiastique»! On a dong gardé «primature».

Il a inventé de nombreux mots, c’était un homme agrégé de grammaire française, linguiste, poète, écrivain, membre de l’Académie Goncourt puis de l’Académie française… qui acceptait que la langue évolue. Mais en respectant son propre génie. Si elle va dans tous les sens, c’est l’anarchie.

swissinfo.ch: Pour conclure, un mot, un mot, une expression française du Sénégal que vous appréciez particulièrement?

A.D.: En fait, j’aime beaucoup la création langagière de la Côte d’Ivoire. Et par exemple cette interrogation: «Pourquoi tu fais l’avion par terre?» Ce qui veut dire «Pourquoi tu marches si vite, tu cours si vite?». C’est très imagé!

La langue qu’on parle, un bout d’âme, un morceau de soi, ou un simple outil de communication? Dans la perspective du Sommet de la Francophonie à Montreux, du 22 au 24 octobre 2010, swissinfo a mené l’enquête en huit questions.

Multiethnique. Abdou Diouf naît en 1935 à Louga. Le Sénégal fait alors partie de l’Afrique occidentale française (AOF). Il est sérère et toucouleur par son père, peulh et wolof par sa mère.

Droit. Scolarité à Saint-Louis, études de droit à Dakar, puis à Paris. Il obtient le brevet de l’Ecole Nationale de la France d’Outre-mer.

Carrière. L’indépendance du Sénégal est effective en 1960. Devenu haut fonctionnaire à 25 ans, Abdou Diouf devient directeur de cabinet du président Léopold Sédar Senghor en 1963, secrétaire général de la présidence en 64, ministre du Plan de l’industrie de 68 à 70, premier ministre en 1970.

19 ans de présidence. Suite à la démission de L.S. Senghor en janvier 1981, il assume à la demande de celui-ci les fonctions de président de la République en attendant de nouvelles élections deux ans plus tard. En tant que candidat socialiste, il est élu en 1983, et reconduit dans ses fonctions lors des élections de 1988 et de 1993.

Ouverture. Volonté d’approfondissement de la démocratie voulue par Senghor, libéralisation progressive de l’économie, décentralisation, ouverture au multipartisme, laïcité, ont marqué ses mandats.

Wade. Abdou Diouf est battu au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2000, et laisse sa place à Abdoulaye Wade.

OIF. En 2002, il succède à l’Egyptien Boutros Boutros-Ghali comme secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Il est reconduit à l’unanimité à ce poste lors du XIe Sommet de la Francophonie à Bucarest en 2006.

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