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«Une procédure de destitution pourrait calmer les esprits»

Pierre Maudet
Pierre Maudet s'exprime durant l'Assemblée générale extraordinaire du Parti libéral-radical genevois le 15 janvier. KEYSTONE/ VALENTIN FLAURAUD

Un ministre sous enquête pénale s’accroche à son siège à Genève, contre l’avis de la direction de son parti et contre la volonté de ses collègues du gouvernement. Une situation kafkaïenne rendue possible par l’absence de procédure de destitution dans la majorité des cantons suisses.

Si le président des États-Unis commet un crime, le Parlement a le pouvoir de le destituer. Cette procédure d’«impeachmentLien externe» n’a encore jamais abouti, mais elle revient constamment sur le devant de la scène depuis l’élection de Donald Trump. La Suisse ne connaît pas ce mécanisme. Les sept membres du gouvernement sont élus par le Parlement pour une durée de 4 ans. Même s’ils enfreignent la loi ou commettent des fautes graves, personne ne peut les évincer en cours de mandat.

«Ces révocations sont délicates, car il faut éviter qu’elles se transforment en procédures politiques.»  Pascal Mahon

La Suisse a jusqu’à présent connu deux situations problématiques très différentes: la ministre Elisabeth KoppLien externe, accusée de violation du secret de fonction, qui a démissionné en 1989, ainsi que le conseiller fédéral Jean BourgknechtLien externe, victime d’une attaque cérébrale en 1962 et dont la famille a dû, en son nom, annoncer sa démission. Ce deuxième cas de figure a été réglé en 2009 avec une nouvelle disposition fédérale qui règle la question de l’incapacitéLien externe durable d’un membre du gouvernement à occuper sa fonction. Cette procédure s’applique, par exemple, si un ministre est gravement atteint dans sa santé, s’il est enlevé ou s’il disparaît lors d’une catastrophe naturelle.

Éviter une «utilisation partisane»

La question d’un élu qui dysfonctionne ou commet une faute n’a toutefois pas été réglée. «Le risque d’une disposition qui prévoit la destitution d’un membre de l’exécutif qui se comporte mal, c’est qu’on en fasse une utilisation partisane, explique Pascal MahonLien externe, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Neuchâtel. On a voulu éviter cela au niveau fédéral en limitant la procédure à une incapacité durable.» 

Pascal Mahon
Pascal Mahon est professeur ordinaire de droit constitutionnel suisse et comparé à l’Université de Neuchâtel. UNINE

Ces révocations sont délicates, relève Pascal Mahon, car il faut éviter qu’elles se transforment en procédures politiques. «S’il suffit d’une majorité du Parlement pour destituer une personne qui n’est plus en symbiose avec le gouvernement, c’est contraire à notre système qui donne à l’exécutif une grande indépendance», affirme le professeur de droit.

Si la destitution est absente au niveau fédéral, elle existe dans certains cantonsLien externe à travers deux dispositifs distincts: la révocation par le peuple et le renvoi par les autorités. Le premier est une institution qui remonte aux origines de la démocratie directe aux États-Unis. Six cantons donnent la possibilité à un certain nombre de citoyens de déposer une initiative populaire demandant la destitution du Parlement ou du gouvernement dans leur ensemble. 

Si le peuple accepte, l’autorité visée est dissoute et de nouvelles élections sont mises en place. «Il s’agit vraiment d’un droit populaire. Il n’y a pas besoin de motifs, car ce n’est pas une forme de sanction mais une procédure purement politique, qui n’a donc pas de voie de recours», indique Pascal Mahon. Cette révocation par le peuple a été utilisée une seule fois en Suisse, en 1862. Les citoyens du canton d’Argovie ont accepté en votation populaire de destituer le Grand Conseil (parlement cantonal), après la décision des députés de donner le droit de cité aux Juifs.

Sanction administrative

L’autre dispositif en vigueur dans quatre cantons (Neuchâtel, Tessin, Grisons, Nidwald) est administratif. Il vise une personne individuellement et a pour but de mettre fin à un dysfonctionnement. La décision peut alors faire l’objet d’un recours auprès d’un juge. C’est ce principe qui est actuellement en discussion à Genève, canton empêtré depuis des mois dans l’ «affaire Maudet».

Les cantons avec dispositif de révocation par le peuple:

Berne: depuis 1886, 30’000 citoyens peuvent demander le renouvellement général du Grand Conseil ou du gouvernement.

Schaffhouse: depuis 1852, 1000 citoyens peuvent demander la destitution du Grand Conseil ou du Conseil d’État. La destitution du gouvernement a été demandée en 2000, après l’approbation de l’achat d’un bien-fonds à un prix jugé trop élevé. La révocation a été clairement rejetée par le peuple.

Thurgovie: depuis 1869, 20’000 citoyens peuvent proposer la destitution du Grand Conseil et du gouvernement.

Soleure: depuis 1869, 6000 citoyens peuvent demander la révocation du Grand Conseil et du Gouvernement.

Tessin: depuis 1892, 15’000 citoyens peuvent présenter au Grand Conseil la demande de révocation du Conseil d’État.

Uri: depuis 1915, 600 citoyens peuvent demander la révocation d’une autorité.

Le conseiller d’État libéral-radical Pierre Maudet est sous enquête pénale pour acceptation d’un avantage, après avoir participé à un voyage à Abu Dhabi. La présomption d’innocence s’applique et le ministre genevois contesteLien externe ces accusations, même s’il a reconnu avoir menti sur le financement de son séjour aux Émirats. De nombreux élus, y compris dans son propre camp, réclament sa démission. Mais Pierre Maudet refuse de céder à la pression et Genève ne fait pas partie des cantons possédant un mécanisme de destitution des autorités. Deux députés demandent maintenant l’instaurationLien externe d’un tel outil, pour éviter que ce genre de séisme ne se reproduise.

Leurs propositions s’inspirent beaucoup du modèle neuchâtelois, entré en vigueur en 2014 après un autre scandale politique, l’«affaire Hainard». Un membre du gouvernement, accusé entre autres d’abus d’autorité, a refusé de donner sa démission et plongé ainsi le canton dans une grave crise institutionnelle et politique. Frédéric Hainard a finalement décidé de s’en aller, mais la commission d’enquête parlementaire chargée de faire la lumière sur cette affaire a demandé la création d’une base légaleLien externe permettant de destituer un conseiller d’État. Le peuple neuchâtelois a accepté à plus de 90% de se doter de ce nouvel outilLien externe.

Pour éviter une utilisation partisane du dispositif, les autorités sont allées très loin dans la description des cas concernés: un élu peut être destitué pour de justes motifs, en particulier en cas d’incapacité durable, de violation des devoirs ou de la dignité de son mandat, ainsi qu’en cas de condamnation pénale. Le Grand Conseil peut voter la suspension puis la destitution du ministre concerné à la majorité des trois quarts de ses membres.

Calmer les esprits

Impossible de dire si ces procédures de destitution ont un effet préventif, estime Pascal Mahon. Mais il se demande si l’existence même d’un tel procédé n’a pas pour effet de calmer le jeu: «S’il n’y a pas de dispositif, comme à Genève, les médias et les politiciens cherchent à pousser l’élu à la démission. S’il existait une procédure, il suffirait de la mettre en route. La personne visée serait éventuellement suspendue et cela calmerait les esprits en attendant la décision pénale». Pour le professeur, l’existence d’un mécanisme de destitution dans un canton «permet peut-être d’être plus tranquille, car nous savons que si un problème surgit, nous avons les moyens de le résoudre».

Contenu externe

Au niveau fédéral, des parlementaires ont proposé d’instaurer un processus de destitution en 1989 (révocation par le peuple) et en 2010 (renvoi par les autorités). Deux initiatives largement refusées par les Chambres. 

L’absence de cet outil à une échelle nationale ne dérange toutefois pas Pascal Mahon. Comme le Conseil fédéral n’est pas élu directement par le peuple mais par le Parlement, ce dernier a davantage de poids pour pousser un ministre à la démission, de même que les autres membres du gouvernement. «Je pense que les pressions sont plus fortes au niveau fédéral, ajoute le professeur. Ce n’est pas le même cas de figure que dans les cantons, où un conseiller d’État élu par le peuple ne voit pas forcément pourquoi le Parlement ou ses collègues le pousseraient dehors.»

Et si vraiment le Conseil fédéral dysfonctionne? 

En cas de problème grave et durable au gouvernement suisse, il existe tout de même trois possibilités d’action:

  • Le Parlement attend les prochaines élections, qui ont lieu tous les quatre ans, et ne réélit pas certains conseillers fédéraux. C’est arrivé en 2007 avec le ministre UDC Christoph Blocher (droite conservatrice), écarté en raison de ses provocations et ruptures de collégialitéLien externe.
  • Si les commissions des deux Chambres du Parlement compétentes en matière d’immunité autorisent la poursuite pénale d’un conseiller fédéral, elles peuvent proposer à l’Assemblée de suspendreLien externe provisoirement la personne concernée.
  • Si une initiative populaire demandant la révision totaleLien externe de la Constitution fédérale est acceptée par le peuple, cela provoque la dissolution du gouvernement et du Parlement ainsi que la tenue d’élections anticipées. Une telle initiative a abouti en 1935Lien externe, mais elle a été nettement rejetée en votation populaire. Les initiants voulaient instaurer en Suisse un système plus proche des régimes autoritaires qui se développaient à l’époque dans les pays voisins.

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