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La Suisse ferme-t-elle les yeux sur la contrebande de cigarettes?

La Suisse est priée de mettre le paquet pour lutter contre la contrebande de cigarettes. Keystone

A l’aéroport de Genève-Cointrin, les saisies de cigarettes de contrebande sont en forte hausse. Le professeur Mark Pieth craint que la Suisse ne devienne une plaque tournante.

Les importations illégales de cigarettes de marques ont fortement augmenté en Suisse, via les aéroports internationaux. En témoignent les importantes saisies douanières réalisées l’an dernier à Genève-Cointrin (voir ci-après). «Nous assistons à un phénomène nouveau», déclare Jérôme Coquoz, directeur de l’arrondissement des douanes Genève. «Comme pour le trafic de drogue, des mules sont payées pour transporter, par avion, de grosses quantités de cigarettes dans leurs valises. Cette contrebande est orchestrée par des réseaux mafieux dans le but de se financer.»

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Provenant d’Europe de l’Est et d’Afrique de l’Ouest où les cartouches s’achètent pour une bouchée de pain, les cigarettes sont destinées à être revendues sous le manteau, majoritairement en France et en Espagne, et ne font souvent que transiter par la Suisse pour brouiller les pistes. Comme l’indique l’Administration fédérale des douanes, moins de 5% des cigarettes fumées sur sol helvétique sont issues de canaux frauduleux.

«La Suisse est l’un des derniers pays au monde qui n’appliquent pas cette convention»

La Suisse serait donc une plaque tournante du commerce illégal de cigarettes? Cette étiquette-là, le professeur de droit bâlois Mark Pieth craint que l’Union européenne (UE) ne la colle bientôt à la Confédération si elle ne renforce pas ses moyens de lutte contre la contrebande pour s’aligner sur les standards internationaux. Dans un rapport datant de 2014, Mark Pieth attirait déjà l’attention sur le fait que la Suisse ne répondait pas aux exigences de la Convention-cadre pour la lutte antitabac (CCLAT) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 2003. Texte qu’elle a signé sans toutefois le ratifier. «La Suisse est l’un des derniers pays au monde qui n’appliquent pas cette convention», indique-t-il.

Un système de traçabilité

Reconnu pour son travail en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et sur la corruption dans le sport, Mark Pieth redoute que la Suisse, «célèbre pour son approche ultralibérale, ne se fasse une fois de plus taper sur les doigts par la communauté internationale avant d’être poussée à changer d’approche, comme cela a été le cas en matière de fiscalité avec les Etats-Unis».

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Selon lui, la première mesure à prendre est l’introduction d’un système de traçabilité des paquets de cigarettes. «Une technologie qui permettrait, comme pour les produits pharmaceutiques, d’identifier lors d’un contrôle s’il s’agit de cigarettes falsifiées ou non, de connaître leur provenance et leurs mouvements», explique Mark Pieth, qui milite aussi pour que ce «pistage» soit indépendant. Car aujourd’hui, c’est aux cigarettiers qu’est laissé le soin de contrôler si les produits sont authentiques et correctement imposés. Une autorégulation qu’ils défendent bec et ongles.

S’aligner sur l’Europe

Le Conseil fédéral, qui a transmis en novembre son projet de loi sur les produits du tabac au parlement, ne prévoit pas d’instaurer un système de traçabilité. Selon le gouvernement, il est possible de ratifier la convention-cadre de l’OMS sans introduire un tel outil, ce dernier ne figurant qu’au rang des recommandations.

Alors qu’une commission du Conseil des Etats (Chambre haute) entame l’examen du projet de loi, le sénateur socialiste Hans Stöckli entend se battre pour la mise en place d’un système indépendant de traçabilité des cigarettes.

«Il faut absolument que la Suisse, qui abrite le siège de l’OMS, prenne ses responsabilités en matière de lutte contre le trafic de produits du tabac, estime Hans Stöckli. Cela d’autant plus que la nouvelle directive de l’UE sur ces produits introduit un système de traçabilité qui doit être opérationnel d’ici à 2019. Et la question de l’indépendance de ce procédé d’authentification est en passe d’être réglée. Il serait donc judicieux d’emprunter le même chemin afin qu’il n’y ait pas de différences entre les législations suisse et européenne. Car la contrebande est un problème international», poursuit l’élu du canton de Berne.

«Il faut absolument que la Suisse, qui abrite le siège de l’OMS, prenne ses responsabilités en matière de lutte contre le trafic de produits du tabac» 

En effet, dans une résolution adoptée récemment, le Parlement européen a demandé à la commission de ne pas renouveler l’accord antitrafic avec Philip Morris International (PMI), expirant en juillet prochain (voir ci-contre). Cet accord confère notamment au cigarettier la mission de gérer un système de traçabilité aidant les autorités à combattre le trafic de ses propres produits. Mais il est jugé insatisfaisant par les eurodéputés qui suggèrent de confier l’authentification des cigarettes à une entreprise neutre.

«Une question de santé»

Pour Mark Pieth, il ne faut pas attendre que l’UE mette en œuvre ce dispositif de traçage pour prendre des mesures concrètes. «Il faut être proactif, obliger le Conseil fédéral à rédiger une ordonnance sur la traçabilité et à s’entendre avec l’UE pour user des mêmes moyens.»

Selon M. Stöckli, cette question doit être réglée dans la loi sur les produits du tabac car, «au-delà des pertes de recettes douanières, il s’agit d’une question de santé». Les cigarettes illégales qui franchissent les contrôles sont certes revendues plus chères dans leurs pays de destination que dans leur pays de fabrication, mais leur prix est toujours plus bas que celui des cigarettes légales. «Mon souci, c’est l’accès facilité pour les jeunes», souligne Mark Pieth.

Les eurodéputés désavouent Philip Morris

Les Etats membres de l’UE et la Commission ont conclu des accords avec Philip Morris International (PMI), Japan Tobacco, British American Tobacco et Imperial Tobacco. Les firmes ont accepté de verser 2,15 milliards de dollars à l’UE et ses Etats pour que ceux-ci mettent fin à leurs procédures judiciaires visant à récupérer les droits de douane perdus à cause de la contrebande. Les cigarettiers s’étaient aussi engagés à empêcher que leurs produits ne tombent aux mains de criminels, en ne produisant que les quantités absorbées par le marché légal et en mettant en place un système de traçabilité pour aider les autorités à combattre le trafic.

Le Parlement européen a demandé à la Commission de ne pas renouveler l’accord passé avec PMI, qui expire en juillet, car il ne serait pas efficace. Les eurodéputés pointent du doigt un trafic de cigarettes en hausse, se traduisant par des pertes supérieures à 10 milliards d’euros par an pour les Etats en termes de droits de douanes, de TVA et d’autres taxes. Le parlement propose à la Commission européenne de travailler à l’application de la directive de 2014 sur les produits du tabac, qui prévoit notamment l’introduction d’ici 2019 d’un système de traçage de cigarettes illicites.

Chez Philip Morris, on se défend de ces accusations. Le service de presse en Suisse indique que la firme utilise déjà des systèmes mondiaux d’authentification et de traçabilité efficaces qui ont fait leurs preuves. «A ce jour, l’accord avec l’UE a permis de réduire de 85% les saisies de produits contrefaits ou de contrebande de marques de PMI.» Il aurait aussi mené à la fermeture de 87 usines de contrebande, selon le cigarettier.

Quelque 3500 cartouches de cigarettes saisies à Genève

Ce sont des dizaines de valises remplies de cartouches de cigarettes de marques que les agents des douanes de Genève-Aéroport ont présentées aux médias le 15 mars.

L’impressionnant butin, saisi en 2015, est composé de 3500 cartouches de cigarettes de contrebande, soit 900kg de marchandise provenant des pays d’Europe de l’Est (surtout d’Ukraine) et d’Afrique de l’Ouest. Des pays où le prix d’achat de ces cartouches est dérisoire, détaille Jérôme Coquoz, directeur de l’arrondissement des douanes Genève. Ce sont des mules, travaillant pour des réseaux mafieux très bien organisés, qui transportaient ces cartouches dans leurs bagages. «Ils se fondent dans le flot des passagers», précise Jérôme Coquoz.

En 2015, les agents ont intercepté 71 personnes qui tentaient d’importer illégalement en Suisse de grosses quantités de cigarettes, contre 17 en 2014. Lors de chaque passage, ces mules transportaient entre 80 et 180 cartouches.

Les enquêtes instruites à la suite de ces saisies ont montré que la plus grande partie de ces cigarettes illicites était destinée au marché européen. En revendant ces cigarettes, ces organisations réalisent des gains de 50 à 60 francs par cartouche, selon les douaniers.

Une tendance à la hausse des importations illégales de cigarettes qui se vérifie aussi dans les autres aéroports internationaux que compte la Suisse, selon l’Administration fédérale des douanes.

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