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«Les GAFAM veulent nous dépouiller de notre savoir-faire»

Brad Smith
Brad Smith, président de Microsoft, lors d'un débat sur la gouvernance de l'internet au Palais des Nations en novembre 2017. © Keystone / Martial Trezzini

Plusieurs initiatives veulent faire de Genève un centre de régulation du cyberespace et de la transition numérique de l’économie. Deux logiques s’y affrontent, l’une cherchant à donner aux États des outils contraignants, l’autre visant à empêcher l’adoption de telles mesures. Fondatrice et directrice du Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group à l’Université de Lausanne, Solange Ghernaouti pose un regard critique sur les dynamiques à l’œuvre.

Genève a été le théâtre au début des années 2000 d’une première tentative des États de réguler l’internet et le cyber espace avec le Sommet mondial de la société de l’information. 

Solange Ghernaouti
Docteur en informatique, la professeure Solange Ghernaouti dirige le Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group à l’université de Lausanne. Experte internationale en cybersécurité et cyberdéfense, elle est l’auteure de nombreux livres et publications, tout en tenant un blog hébergé par le journal Le Temps. Solange Ghernaouti préside aussi la Fondation SGH – Institut de recherche Cybermonde. Rebecca Bowring

S’y développe aujourd’hui une série d’initiatives dominées par les poids lourds de l’économie numérique, à commencer par Microsoft. Genève a également été choisie par Facebook pour y piloter son projet très contesté de cryptomonnaie Libra. 

Pour y voir plus clair, nous avons rencontré Solange Ghernaouti, professeure à l’université de Lausanne (UNIL) et experte internationale en cybersécurité et cyberdéfense. Elle ne mâche pas ses mots.

swissinfo.ch: Le projet de cryptomonnaie lancé par Facebook et piloté depuis Genève constitue-t-il la disruption de trop, vu les réactions négatives des Etats à son encontre?

Solange Ghernaouti: Au départ, l’informatique visait l’automatisation des calculs, le développement du numérique pour permettre de meilleures performances économiques. Apparues dès les années 2000, des plateformes à visée hégémoniques s’imposent comme intermédiaires incontournables de toutes les activités. Ce qui se répercute sur le mode de fonctionnement des organisations et des États.

Si de telles plateformes s’intéressent à la monnaie – un instrument de la souveraineté des États – c’est qu’elles connaissent mieux les clients que les banques. Elles n’ont plus besoin des intermédiaires financiers, puisque les transactions commerciales sont des flux d’information et qu’elles maîtrisent les processus de dématérialisation et les infrastructures numériques.

Le projet de cryptomonnaie Libra se présente pourtant comme un projet quasi humanitaire permettant aux régions démunies d’accéder à des services financiers. Ce n’est pas le cas?

Il faut voir la réalité des entreprises commerciales qui veulent connecter des personnes partout dans le monde et décrypter leurs discours pseudo-humanistes, voire évangélistes, au regard de leurs bénéfices directs et indirects et du pouvoir que leurs stratégies leur confèrent. Ces fournisseurs de service créent de nouveaux besoins, imposent de nouveaux comportements aux utilisateurs. Nous n’avons pas pris toute la mesure du pouvoir de transformation, de rupture drastique (disruption) et de coercition de ces plateformes.

Aux débuts de l’Internet, l’informatisation des activités venait en complément des services existants. Désormais, la transition numérique est synonyme de substitution et de remplacement.

Quelle est leur ambition?

La volonté hégémonique de maîtriser tous les usages, contenus, flux et traitements avec des services indispensables, en rendant les utilisateurs dépendants et captifs, suit une logique de puissance économique et de pouvoir. Cela vaut pour tous les géants du numérique, qu’ils soient américains (GAFAM – Google, Amazon, Apple, Facebook, Microsoft), NATU – Netflix, Airb&B, Telsa, Uber) ou chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

«La globalisation induite et renforcée par l’Internet appelle la création d’instruments de paiement mondialisés.» 

Ces acteurs, qui justifient leurs actions par la concurrence qu’ils subissent, cherchent en réalité à mettre en place des situations de monopoles ou d’oligopoles leur permettant de dominer des marchés afin de leur permettre d’en extraire des rentes confortables. Dans le cas du paiement, la possibilité de prélever des frais, même minimes, sur les paiements de milliards d’individus est très attrayante.

Le projet Libra associe également des géants du paiement international «classique», même si certains s’en sont éloignés, sous la pression, semble-t-il, de certains politiques américains.

Mark Zuckerberg
Le 23 octobre dernier, le président et PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, est venu défendre devant le Congrès américain son projet de cryptomonnaie. Il a dû affronter des parlementaires très remontés contre sa firme. Keystone / Michael Reynolds

Pour quelle raison?

Un des aspects très controversé du projet était – dans la description d’origine – l’idée d’adosser cet instrument de paiement à un panier de monnaies réelles. Étant donné le volume que pourrait représenter la Libra, la composition de ce panier de devises aurait constitué un instrument de pression potentiellement massif utilisable contre des États et les zones d’influence monétaire associées.

Même si ce projet ne se concrétise pas, la globalisation induite et renforcée par l’Internet appelle la création d’instruments de paiement mondialisés, comme aussi la mise en place d’éléments de gouvernance mondialisés. Dans ce domaine, les géants digitaux sont en première ligne, car ce sont eux qui maîtrisent les interfaces d’accès des individus consommateurs à la globalisation.

Jusqu’où l’emprise de ces plateformes peut-elle aller? Sont-elles en train de changer la définition même du travail?

L’automatisation est poussée à l’extrême. Les tâches qui nécessitent un raisonnement sont de plus en plus confiées à des logiciels. L’industrie des services est concernée par la substitution du travail humain par celui des ordinateurs.

Tous les individus, professionnels ou non, contribuent à se faire dépouiller de ce qu’ils sont et de leurs savoirs, en fournissant des données qui servent à l’apprentissage des algorithmes de l’intelligence artificielle. Il s’agit d’un transfert de compétences de l’humain vers la machine. La connexion permanente et la dépendance à des services qui pensent à notre place risque de nous faire perdre nos compétences, tout en donnant un pouvoir accru aux machines et aux entités qui les mettent en œuvre.

«Leurs usagers sont considérés comme de la matière première d’extraction de données et traités comme des travailleurs non rémunérés.»

De quelle manière?

Le discours qui accompagne cette mutation est pervers. Il est basé sur le renforcement des capacités de l’utilisateur et de sa liberté, alors qu’il est contraint par les usages qu’imposent ces plateformes. Son libre arbitre n’est qu’illusion.

Un exemple est celui de l’usage extensif de la téléphonie mobile, des paiements en ligne et du système de crédit social en Chine pour contrôler la population, qui découle notamment du croisement des comportements en ligne et dans le monde physique.

L’opposition entre une technologie chinoise totalitaire et une technologie américaine respectueuse des libertés individuelles est-elle donc illusoire?

La tyrannie des plateformes s’exprime par exemple lorsque des travailleurs d’Uber ne sont pas reconnus comme des salariés protégés par le droit et la protection sociale associée ou lorsque leurs usagers sont considérés comme de la matière première d’extraction de données et traités comme des travailleurs non rémunérés. Ces plateformes et leurs usages détricotent tout le tissu social que nous avons difficilement élaboré depuis des siècles. Elles déstabilisent notre pouvoir économique et politique.

Les géants du numérique, avec en particulier les réseaux sociaux, imposent une conception de la vie en société, une culture et une morale qui n’ont rien d’universelles. Ces applications enferment les utilisateurs dans des bulles facilitant profilage et ciblage informationnel, mais aussi manipulation psychologique, comme l’ont montré diverses élections, à commencer par celle de l’actuel locataire de la Maison-Blanche. 

Comment en sommes-nous arrivés là?

Facebook a démarré avec un groupe d’étudiants américains à des fins de divertissement. Nous avons fait preuve de naïveté en nous soumettant à des règles du jeu qui nous ont été imposées unilatéralement et d’aveuglement en pensant qu’elles l’étaient pour notre bien.

«À l’heure des fakes news et de la manipulation de l’information, comment faire société sans avoir une base commune d’information et de perception de la réalité?»

Il y a une asymétrie entre les multinationales du numérique dont on ne connaît quasiment rien et leurs utilisateurs (organisations publiques et privées, individus, y compris les dirigeants politiques et économiques) dont elles connaissent tout. Elles s’opposent à toute régulation étatique et internationale, leur préférant la fiction d’une autorégulation.

Comment s’y prennent-elles pour duper ainsi les gouvernements et les individus?

Elles communiquent intensément sur leur caractère incontournable et sur leurs rôles social et philanthropique. En s’appropriant le discours humanitaire et celui sur l’évolution des technosciences, elles confisquent la capacité à pouvoir contester leur action, ce qui leur permet d’imposer les règles qui leur conviennent.

Nous devons nous interroger sur l’impact à long terme de cette dynamique de même que sur notre soumission volontaire.

Cette connectivité portée par les plateformes a bien sûr des retombées positives. Mais leurs impacts négatifs sont là pour durer. D’autant que ces applications restructurent notre manière d’être au monde et d’être en relation, soit la dynamique même de nos sociétés. À l’heure des fakes news et de la manipulation de l’information, comment faire société sans avoir une base commune d’information et de perception de la réalité?

Microsoft semble jouer un rôle central à Genève. La firme se retrouve dans nombre de projets lancés depuis cette ville où siègent d’importantes organisations internationales. Comment interprétez-vous cet activisme?

Microsoft est une multinationale américaine fondée en 1975. Leur produit phare est un système d’exploitation installé dans la majorité des ordinateurs, des systèmes qui restent connectés à Microsoft pour les mises à jour. L’entreprise pilote à distance un parc informatique mondial et possède de nombreux services et plateformes Internet (Azure, Skype, Linkedin, GitHub, …).

Les cyberattaques exploitent les vulnérabilités et les failles de sécurité des systèmes. Ce n’est pas une fatalité de devoir utiliser des environnements informatiques (processeurs, systèmes d’exploitation, applications, …) non suffisamment sécurisés lors de leur conception. Force est de constater que ces vulnérabilités peuvent être utilisées à des fins de criminalité, de conflit ou de renseignement.

À travers diverses initiatives et en utilisant notamment le vocabulaire, l’imagerie associée à la Croix-Rouge et aux Nations unies, Microsoft se place en acteur non questionnable de la stabilité du Net et se positionne au même  niveau que les États pour discuter des questions de régulation du cyberespace. L’entreprise promeut l’instauration de pratiques éthiques, la numérisation au service de l’humain tout en offrant aide aux victimes de cyberattaques et assistance pour les investigations.

La firme s’est engagée avant les autres dans le champ de la diplomatie pour développer une «éthique universelle du numérique» non contraignante.

«Les géants de l’économie numérique ont utilisé  l’image de marque de la Suisse et de la Genève internationale, avec la bénédiction des instances gouvernementales helvétiques.» 

N’est-ce pas une initiative qui va dans le bon sens?

Si l’on peut saluer l’engagement du secteur privé à tenter de résoudre des problèmes, dont il est, pour certains, en partie à l’origine, on peut s’interroger sur la possibilité que ces démarches puissent contribuer à freiner un dialogue international réellement multilatéral, à empêcher la survenue d’une régulation contraignante pour le bénéfice des utilisateurs comme pour celui des États. 

Les craintes sont réelles que les règles du jeu de l’économie numérique, de l’économie de la donnée et de celle, concomitante, de la surveillance, soient fixées par les acteurs les plus forts qui savent tirer parti de la Suisse et des alibis fournis par certains acteurs académiques et issus de la société civile.

Microsoft, mais aussi Facebook avec sa cryptomonnaie, ou Alibaba avec ses démarches en faveur du commerce international auprès de l’OMC, utilisent l’image de marque de la Suisse et de la Genève internationale, avec la bénédiction des instances gouvernementales helvétiques, dans une démarche qui relève avant tout de leur propre marketing et intérêt.

Le mois dernier, l’émission GéopolitisLien externe de RTS s’est penchée sur l’Internet et la concurrence acharnée que se livrent les États pour garder ou prendre le leadership de l’économie numérique. Brad Smith, président de Microsoft, y défend l’idée d’une convention mondiale sur le numérique.  

Contenu externe

La foisonnante Genève numérique

En 2003, l’ONU accueille à Genève le Sommet mondial sur la société de l’informationLien externe (SMSI organisé par l’UIT) dont la 2e phase se tient à Tunis en 2005.

Ce sommet onusien a permis de nouer un dialogue entre États, organisations privées et société civile pour répondre aux défis de l’informatisation. Faute d’accord entre les Etats sur la manière de gérer l’architecture de l’Internet, le sommet a donné naissance en 2006 à l’IGF (Forum sur la gouvernance de l’InternetLien externe) qui traite aujourd’hui des questions de politique publique de l’Internet.

En 2007, l’UIT lance un «Global cybersecurity agendaLien externe» pour débattre des dimensions techniques, organisationnelles, légales, de construction des capacités et de coopération internationale, l’objectif étant de développer la cybersécurité et la confiance.

En 2014, le gouvernement suisse complète ce dispositif avec la «Geneva internet PlatformLien externe».

Depuis une année, une série de projets portés par de grandes entreprises ont vu le jour à Genève:

  • Le CyberPeace InstituteLien externe entend lutter contre la criminalité informatique. Parmi les entreprises qui ont porté le projet, Microsoft souhaite depuis plusieurs années une Cyberconvention de Genève pour lutter contre les cyberattaques. 
  • La fondation Geneva Science and Diplomacy Anticipator (GESDALien externe) veut favoriser les liens entre science, innovation et diplomatie pour identifier et faire face aux défis d’un monde en mutation.
  • La Swiss Digital InitiativeLien externe est une fondation réunissant plusieurs multinationales de l’économie numérique et de grandes entreprises suisses. Présidée par Doris Leuthard, ancienne présidente de la Confédération, la Swiss Digital Initiative veut améliorer la sécurité sur le web et renforcer la confiance de ses utilisateurs. Elle est gérée dans sa phase initiale par DigitalSwitzerland,Lien externe une plateforme née au Forum de Davos en 2015 pour renforcer l’innovation en Suisse. Elle réunit des entreprises privées et publiques, des instituts technologiques et des représentants de l’État.

swissinfo.ch/fb

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