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Bernard Crettaz: Anniviers, la vallée des discours

Bernard Crettaz, un rapport exclusif au français. swissinfo.ch

Sociologue, ethnologue, il a longtemps été le conservateur du département Europe du Musée d’ethnographie de Genève. Le Valais chevillé au corps, il est un amoureux de la langue de Molière. Le français selon… Bernard Crettaz.

Dans la vie de Bernard Crettaz, sociologue et ethnologue valaisan, il y a son Val d’Anniviers natal, et l’Europe. Mais moins la Suisse et ses allures de «Disneyland alpin».

Il y a la vie, qui s’exprime notamment à travers les contes et légendes. Et il y a la mort, surtout notre façon de l’appréhender, vaste terrain d’études. Et puis il y a cette langue française qu’il aime tant.

swissinfo.ch: Vous souvenez-vous du premier manuel scolaire avec lequel vous avez appris le français?

Bernard Crettaz: Au fond, ce n’était pas un manuel… Mes premiers contacts avec le français, c’était de grands tableaux au fond de la classe, et c’est là que ceux qu’on appelait «les grands» venaient nous apprendre l’alphabet et les mots. Cela se passait à l’école primaire de Vissoie, en Valais, en 1945 ou 1946. Des souvenirs très vivants, avec le fait d’être parvenu, un jour, à lire et à prononcer tout seul les premiers mots… Comme une naissance dans la langue. Mais je n’ai aucun souvenir de mon manuel!

swissinfo.ch: Quelqu’un – parent, professeur, auteur – a-t-il marqué à jamais votre relation à la langue française?

B.C.: Je viens d’une vallée, le Val d’Anniviers, qui pour une raison que j’ai cherché à élucider, mais qu’on ne connaît pas, a un amour particulier du français et du bon français. C’est là qu’est né mon amour de la langue, beaucoup plus que de mes années de collège. C’est d’avoir entendu des hommes – les femmes étaient exclues de cette fonction – à n’importe quelle occasion un peu solennelle, faire des discours. Ma vallée d’origine est une vallée des discours! A l’époque, dans une manifestation, on pouvait en aligner une dizaine!

swissinfo.ch: Une citation de Cioran: «On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre»… D’accord, pas d’accord?

B.C.: Absolument. Ce qui m’a toujours fait dire que j’ai deux pays, la Suisse romande et la France. Au fond de moi, il y a une vraie passion pour la France, parce que c’est ‘notre mère la langue’, et une vraie passion pour mon bout de pays.

La personne que j’ai lue et relue, et dans laquelle j’ai senti cette dualité qui essayait de se fondre, c’est Ramuz. Avec la question de la possibilité ou de l’impossibilité de fabriquer une langue française à nous, de nier la frontière tout en la reconnaissant en même temps.

swissinfo.ch: Avez-vous une relation à une autre langue, ou le français est-il exclusif?

B.C.: Le français est exclusif. Comme je suis parti de ma vallée pour devenir prêtre, j’ai dû apprendre le latin et le grec… J’ai donc une grosse ignorance du côté des langues modernes.

swissinfo.ch: La langue française a une spécificité: l’Académie française. Un club de vieillards inutiles ou les gardiens du temple?

B.C.: Les deux! Si j’avais à voter pour ou contre l’Académie française, je voudrais la maintenir pour l’éternité, parce qu’elle me paraît remplir une fonction irremplaçable. Et puis en même temps, parfois… j’ai le sentiment qu’elle est faite de vieux séniles. De ce point de vue-là, elle incarne bien le paradoxe de la langue. Des immortels, comme ils se nomment eux-mêmes, et en même temps, des vieux cons!

swissinfo.ch: Malgré l’Académie, le français se métisse et change, pour le meilleur et le pire… Votre rapport à cette évolution? Amusé, attentif, agacé?

B.C.: Il y a une part d’inquiétude, à se demander si le français va tenir le coup. Et puis, en même temps, je trouve que c’est une langue d’une vitalité exceptionnelle. J’ai une assez grande passion pour toutes les nouvelles formes, y compris les plus barbares, celles qui sortent des courriels par exemple. Je trouve fascinant dans le français la coexistence quasi infinie de sous-cultures du français.

swissinfo.ch: 2010, c’est le 40ème anniversaire de l’Organisation internationale de la Francophonie. Quel regard portez-vous sur cette institution?

B.C.: Aussi étrange que cela paraisse, j’ai un peu le même regard que sur l’Académie française. La Francophonie, cela m’apparaît comme quelque chose de pas très important, même de très mondain. Et en même temps, je voterais oui à sa prolongation pour les siècles des siècles! En fait, je ne me sens pas vraiment concerné par le combat de la Francophonie. Donc cet anniversaire de 2010, il est important, mais je n’y participerai pas.

swissinfo.ch: Pour conclure, une expression valaisanne que vous appréciez particulièrement?

B.C.: Oui. C’est même une phrase que je prononce sans arrêt, qui me vient, cette fois-ci, des femmes. Et qui est très proche d’une formule du film «Bienvenue chez les Ch’tis» que, pour cette raison, j’ai vu quatre fois de suite.

Dans mon Val d’Anniviers, quand on parle de quelqu’un, qu’on cancane, qu’on donne dans la rumeur, on finit par cette phrase: «Disons rien, on sait pas comment». Ce qui signifie: on a tout dit, on a laissé sortir toutes les suspicions, mais qu’il y a une indétermination, qu’en définitive, on n’est pas sûr. Qu’on aimerait annuler ce qu’on a dit, mais qu’on l’a quand même dit. Je pense que c’est une phrase que je dois bien répéter une dizaine de fois par jour! Disons rien, on sait pas comment!

Bernard Léchot, swissinfo.ch

La langue qu’on parle, un bout d’âme, un morceau de soi, ou un simple outil de communication?

Dans la perspective du 13e Sommet de la Francophonie à Montreux, swissinfo mène l’enquête en huit questions.

Vissoie. Bernard Crettaz est né en 1938 à Vissoie, village du Val d’Anniviers, dans le canton du Valais, où il est retourné vivre en 2002.

Sociologie. Après ses études au collège de Sion, Bernard Crettaz suit des cours de sociologie et de théologie protestante à l’Université de Genève où il obtient, en 1979, un doctorat en sociologie avec la publication de sa thèse «Nomades et sédentaires».

Musée. De 1975 à 2003, il est conservateur au Musée d’ethnographie de Genève (département Europe).

Mort et rites. En 1982, il fonde avec sa femme Yvonne Preiswerk la Société d’études thanatologiques de Suisse romande.

Thèmes. Ses recherches portent notamment sur les communautés rurales («Les Anniviards, barbares et civilisés», Éditions à la Carte, 2009), la prison comme métaphore de l’identité suisse («Au-delà du Disneyland alpin», Éditions Priuli et Verlucca, 1995), et la mort («Vous parler de la mort», Éditions Ayer PortePlumes, 2003).

Anniversaire. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) célèbre cette année son 40e anniversaire.

Chiffres. L’OIF regroupe 70 États et gouvernements (dont 14 observateurs) répartis sur les cinq continents. Dans le monde, près de 200 millions de locuteurs parlent français.

Culture et politique. Parmi ses missions principales figurent la promotion de la langue française et la diversité culturelle et linguistique, mais aussi la promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme.

Montreux. La Suisse, membre de l’OIF depuis 1989, accueille cette année le 13e sommet de la Francophonie. Il se tiendra du 20 au 24 octobre 2010 à Montreux, dans le canton de Vaud.

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