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BNS: un choix «inéluctable» qui inquiète

La chute de 15% du cours de l'euro par rapport au franc a semé jeudi la panique à la Bourse suisse. Keystone


Beaucoup s’attendaient à l’abandon du cours plancher de l’euro, mais pas si vite. La Banque nationale suisse a pris tout le monde par surprise. A commencer par les médias helvétiques, qui balancent entre la nécessité de défendre le franc et l’inquiétude pour l’industrie nationale.

La BNS «craque», «crée un vent de panique», «une onde de choc», «tsunami», «carnage», «chaos», «décision catastrophique», «une chute qui fait mal», «Boum, rideau». Ces titres égrènent la stupeur générale provoquée jeudi par le président de la BNS Thomas Jordan. Même Christine Lagarde, patronne du Fonds monétaire international (FMI), a été prise par surprise, relève «Le Temps».

«Pas la moindre fuite, s’exclame la ‘Tribune de Genève’. La décision de la BNS d’abolir le cours plancher de 1 fr. 20 pour un euro a pris les acteurs du marché complètement par surprise. Le franc suisse a pris l’ascenseur dans la seconde tandis que la Bourse s’effondrait. Et l’onde de choc se propageait à la vitesse de la lumière sur les marchés étrangers endettés en devise suisse. La colère des industriels fut à la mesure du séisme.» C’est ainsi que le quotidien genevois résume la journée folle de jeudi, marquée par l’incompréhension et la fureur.

Naïveté coupable?

Naïveté coupable? S’interroge «Le Temps», qui donne aussitôt la réponse: «La BNS a voulu prendre les devants. L’institution a sans doute cherché à anticiper la décision attendue la semaine prochaine de la banque centrale européenne qui s’apprête à lancer un programme de rachat massif de dette. Ce dernier fera baisser l’euro et donc provoquera de nouvelles pressions sur le franc. Plutôt que de s’avouer vaincue, la BNS a choisi d’agir. En quelques secondes, elle a changé de modèle. D’une économie protégée, elle est revenue à une politique libérale.»

Pour la «La Liberté» de Fribourg, «la BNS fait acte d’autorité face aux marchés. Une fois l’émotion retombée, la crédibilité de l’institution pourrait s’en trouver renforcée. Une crédibilité coûteuse que minait, à la longue, la défense à tous crins du cours plancher, qui l’obligeait à accumuler toujours plus d’euros dans ses coffres.»

L’Agefi rappelle les deux éléments nouveaux évoqués par Thomas Jordan, le président de la BNS: la baisse du pétrole et la hausse du dollar. «Cette lourde décision laisse penser qu’elle a choisi d’abandonner le plancher pour laisser agir le marché pendant un certain temps, avant de refixer éventuellement une autre limite plus tard, tenant mieux compte du dollar. (Elle) donne raison à ceux qui ont proclamé depuis 2011que la politique de plancher ne serait pas tenable très longtemps.» Et le quotidien économique de se demander si les fait lui donneront raison assez vite, «par rapport aux effets de refuge monétaire et de spéculation en particulier».

«Pas une heure de gloire pour la BNS»

Dans la presse anglo-saxonne, le «Financial Times» relève qu’il n’était pas facile pour elle de sortir du cours plancher sans secouer les marchés. Tout autre mesure moins énergique aurait offert des opportunités aux spéculateurs.

Néanmoins, sous le titre «Mauvaise pub pour la fiabilité suisse», le quotidien économique de référence en Europe constate que la banque centrale suisse ne vit pas là son heure la plus glorieuse.

«La confiance en la politique monétaire suisse a été méchamment affectée». Et encore: en révélant à partir de quelle taille son bilan devient encombrant, la BNS pourrait aussi avoir affaibli sa capacité à maîtriser les marchés à l’avenir.

Le «Wall Street Journal» pointe lui sur les difficultés futures pour l’économie suisse, soulignant que les montres et les vacances de ski dans les Alpes suisses sont devenues d’un coup beaucoup plus chères. Ce qui ne devrait pas affecter les millionnaires s’étant donnés rendez-vous la semaine prochaine au Forum économique mondial (WEF) à Davos, note ironiquement le journal financier américain.

Le «Guardian» de Londres se focalise lui sur la figure de Thomas Jordan, le président de la BNS. L’«homme le plus haï sur les marchés des changes» est aussi devenu d’un coup impopulaire parmi les exportateurs suisses.

Le «New York Times» relève pour sa part que les années d’activisme monétaire agressif de la part des banques centrales américaines et européenne ont peut être sauvé l’économie globale. Cette politique a toutefois aussi créé une série de retombées bien au-delà des frontières américaines et européennes, «avec lesquelles des personnes partout dans le monde seront confrontées pour une longue période».

«A genoux devant les spéculateurs»

Même avis dans «L’Hebdo». «En rendant sa liberté à sa monnaie, la BNS lui permet de s’ajuster automatiquement à sa vraie valeur. Laquelle ne sera pas que celle du refuge traditionnel de la Suisse, mais aussi d’une économie affaiblie par un franc trop cher. Et donc moins attractive pour les placements. Ce qui devrait amener les investisseurs étrangers et les spéculateurs à choisir d’autres cibles que la Suisse. Le tout provoquera une baisse de pression sur le franc, qui, mécaniquement, s’affaiblira.»

Avis totalement opposé dans le «Blick», lequel estime que la BNS s’est «mise à genou devant les spéculateurs», ou dans l’«Aargauer Zeitung», qui parle d’une «capitulation devant la faiblesse de l’euro». Les inquiétudes sont grandes en effet pour l’économie nationale et l’emploi.

La «Neue Zürcher Zeitung» se réjouit avant tout que la BNS n’ait pas laissé le franc devenir un «quasi-euro» et qu’elle s’y tiendra. La BNS devrait donc s’efforcer de garantir la stabilité des prix et un environnement stable: «Sa mission ne peut pas consister à favoriser l’industrie d’exportation. Une issue qui fait peur est toujours meilleure qu’une peur sans fin.»

«Le spectre des licenciements»

Le «Matin» voit «le franc fort ranimer le spectre des charrettes de licenciements»: «Ce matin, l’économie suisse se réveille désorientée. Dans un domaine où l’on ne jure que par la stabilité, ce retour à un franc musclé rappelle abruptement que tout ce qui est fort n’est pas forcément bon. Certes, les consommateurs pourront, un temps, réserver des vacances à bon compte. Mais après? La Suisse pourrait souffrir de sérieux maux de dos. Car c’est sa colonne vertébrale qui est touchée, toutes ces entreprises qui font sa richesse en vendant leur savoir-faire à l’étranger.»

Ce serait une erreur de céder à la panique maintenant, relève la «Berner Zeitung». «Jordan a perdu au poker contre les marchés des capitaux (… mais) l’économie suisse a étonnamment bien supporté la chute de l’euro et aura à nouveau à faire preuve de sa capacité d’adaptation au cours des mois prochains».

A trois jours du salon international de la haute horlogerie à Genève, les prix des montres viennent de s’envoler de 15%, relèvent  «L’Express» et «L’Impartial». Les quotidiens neuchâtelois, tout comme le «Journal du Jura», estiment que la BNS a laissé tomber l’industrie d’exportation et l’Arc jurassien, une région de tradition horlogère.

«Sonné», «Le Nouvelliste» du Valais déplore de voir le tourisme «prendre la plus grosse gifle». Les signes de reprise, qui pointaient après six ans de disette, ont été «anéantis d’un gros coup de massue». Dans tous les cas, l’envolée du franc suisse ne profitera pas aux consommateurs, qui «n’auront que des miettes vu la faiblesse des législations anti-monopoles» en Suisse, assure «Le Courrier».

Il n’y a pas que des perdants, lance «20 Minutes», en invoquant les frontaliers: «Quelque 280’000 personnes passent la douane chaque jour pour travailler en Suisse. Ces Français, Italiens ou Allemands ont de quoi se réjouir: en un instant, leur revenu mensuel a progressé de près de 15%.»

Le «principe de l’espoir»

Les problèmes sont loin d’être résolus, estiment pour leur part le «Tages-Anzeiger» et le «Bund». En renforçant le taux d’intérêt négatif (de 0,75%), la BNS mise sur le «principe de l’espoir» que l’économie nationale supporte le choc. Car si elle devait à nouveau intervenir à l’avenir pour affaiblir le franc suisse, le succès de l’opération ne serait pas garanti et cela pourrait coûter très cher. Enfin, ce revirement «a mis à mal la crédibilité de la BNS en raison du mode de communication qu’elle a choisi.»

A propos de l’augmentation du taux d’intérêt négatif, le «Corriere del Ticino» note que la mesure vise à «éviter un renforcement excessif du franc. Mais l’impact de l’abolition du taux plancher, du point de vue des marchés, a évidemment été supérieur. Il reste à mesurer l’impact du taux négatif. Bref, la BNS reste au centre de l’attention, même si c’est d’une manière différente que dans le passé.»

La «Luzerner Zeitung» voit dans cette affaire «surtout un signe de méfiance face aux derniers développements dans la zone euro». Mais, en même temps de déplorer, comme beaucoup d’autres médias suisses, «que l’économie suisse soit désormais plus dépendante que jamais des marchés mondiaux. Et de faire appel à une «politique qui se soucie de ‘la place de travail’ de la Suisse.»

Nous laisserons la conclusion à «L’Agefi», qui choisit de positiver: «La direction de la BNS fait en tout cas preuve d’un sens remarquable de l’indépendance et du courage. Sachant que le surcoût monétaire des exportations a déjà atteint 30% dans la journée d’hier, elle a osé dire que l’industrie avait eu le temps de faire les ajustements structurels nécessaires depuis trois ans. Les protestations les plus vives, les plus acerbes, ne vont probablement pas cesser pendant une période qui semblera interminable. Si cette affaire réussit, c’est de génie dont il faudra parler.»

UBS: pas de récession mais une décélération

L’entité de gestion de fortune d’UBS estime que le taux de croissance de l’économie helvétique devrait se situer à 0,5% cette année, contre 1,8% estimé auparavant. Pour 2016, la hausse du PIB est escomptée à 1,1%, contre 1,7% précédemment.

Ces prochains mois, la consommation privée, encouragée par une baisse des prix, devrait rester le principal moteur de la croissance. Les entreprises exportatrices devraient souffrir en revanche, avec un recul de près de 5 milliards de francs en 2015.

La Suisse garde son AAA

L’agence de notation Standard & Poor’s maintient son estimation pour la Suisse après la décision de la BNS en précisant que celle-ci n’a aucun effet immédiat sur la solvabilité de la Suisse.

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