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«Nous avons le devoir de rire de la mort»

Lionel Baier: "L’humour ce n’est pas manquer de respect pour un sujet, c’est essayer de le regarder de façon plus précise". pardolive.ch

A partir de quand la vie est-elle vraiment finie et qui doit en décider? Ces questions forment la trame du dernier film du réalisateur suisse Lionel Baier. «La Vanité» aborde avec humour et sensibilité le thème du suicide assisté et remet en question notre rapport à la mort. Rencontre.

Tourné entièrement en studio, le film a été présenté en première mondiale au Festival de Cannes, dans une section parallèle, puis reproposé au public de la Piazza Grande, lors du 68e Festival du film de Locarno cet été. Il sort dans les salles romandes le 30 septembre 2015, puis le 22 octobre en Suisse alémanique.

swissinfo.ch: Est-ce qu’on a vraiment le droit de rire de la mort, et d’un sujet aussi lourd de sens que le suicide assisté?

Lionel Baier: Mais bien sûr! Même plus que le droit, je pense qu’on a le devoir de rire de la mort, parce que comme tous les sujets très sérieux, la meilleure façon d’en parler, c’est d’en parler avec humour. L’humour ce n’est pas manquer de respect pour un sujet, c’est essayer de le regarder de façon plus précise.

J’ai l’impression que la mort, ou le suicide assisté, sont des sujets parfaits pour la comédie, ou pour une forme de comédie. Cela permet de regarder les choses avec plus de distance et du coup, de ne pas être uniquement dans l’émotion

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swissinfo.ch: «La Vanité» a pour point de départ une histoire vraie. Vous pouvez nous en dire un peu plus?

L. B.: C’est une idée qui vient de loin. J’avais un étudiant à l’école de cinéma à Lausanne qui m’a raconté un jour qu’il se prostituait pour pouvoir payer ses études et qu’un soir, il s’était retrouvé dans un hôtel, et dans la chambre d’à côté, il y avait un homme qui avait décidé de mettre fin à ses jours avec une association d’aide au suicide. Et cet homme a demandé à l’étudiant d’être le témoin de sa mort. Car légalement, il faut toujours qu’il y ait un témoin.

Evidemment l’étudiant a refusé. Il était étranger et venait d’un pays où les gens doivent se battre pour vivre et pas pour mourir. Pour lui, ce système qui autorise les gens à mourir de manière si bien organisée était tout simplement incompréhensible. «Il n’y a qu’en Suisse qu’un truc pareil peut arriver», m’avait-il dit.

C’est donc en partant de cette idée qu’avec Julien Bouissoux nous avons écrit un scénario et inventé une manière de raconter une histoire, qui par contre est une pure fiction.

swissinfo.ch: Pour écrire ce scénario, vous avez rendu visite à plusieurs organisations d’aide au suicide. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé et comment a évolué votre perception de la problématique?

Il n’y a pas à se moquer, même si je ne suis pas d’accord avec tout. 

L. B.: Je pense que je suis d’abord allé les voir avec un peu d’ironie, voire de cynisme. Et puis, j’ai plutôt été touché par la sincérité des gens qui font cette chose là et par le fait que pour eux c’est comme une sorte de mission. Ce sont des bénévoles et presque tout le temps des femmes, qui ont travaillé dans le monde médical, dans les centres hospitaliers ou avec des personnes âgées et qui ont parfois vu de l’acharnement thérapeutique. C’était un peu une découverte, mais je comprenais leur logique.

Il n’y a pas à se moquer, même si je ne suis pas d’accord avec tout. Mais en tous les cas, je n’ai pas voulu me moquer d’elles dans le film.

swissinfo.ch: Dans le film, le personnage de David Miller, interprété par Patrick Lapp, veut avoir le contrôle total de sa vie et de sa mort. Vous voyez cela comme une caractéristique de notre société?

L. B.: C’est très actuel, cette impression que la mort est quelque chose que l’on peut gérer. Notre génération – tout au moins dans les pays riches – n’a jamais eu autant de possibilités de choix: choix de se marier, d’avoir des enfants ou non, de vivre librement sa propre sexualité… Nous sommes habitués à pouvoir décider de tout et par conséquent, nous avons l’impression de pouvoir aussi choisir quand mourir et quand continuer à vivre.

Je ne dis pas que je suis pour ou contre cette évolution, mais je suis convaincu qu’elle soulève une problématique importante: à partir de quel moment la vie est-elle vraiment finie? Faut-il avoir foi en la vie et la laisser décider à quel moment nous devons partir? Ou est-ce à nous de savoir quand et comment il est préférable de mourir?

Dans le film, on voit un homme convaincu d’avoir le contrôle sur tout, et plus la nuit avance, plus il réalise qu’il y a encore des choses et des gens qui l’intéressent et que peut-être, la vie le titille plus qu’il ne le pensait. Finalement, sa détermination à vouloir mourir est une sorte de manque de respect pour la mort. C’est en quelque sorte comme si elle lui répondait: «Eh non, mon cher… il faut encore que tu regrettes un peu ta vie pour que la mort devienne possible».

Carmen Maura et Patrick Lapp. pardolive.ch

swissinfo.ch: Quelle est l’importance de cette notion de regret, le fait de savoir que nous allons manquer à quelqu’un?

L. B.: Quand vous mourrez, qu’est ce qui restera de vous sur terre? A part peut-être ce que vous avez fait, comme des bâtiments, dans le cas du personnage du film? Il restera le souvenir que vous laisserez aux gens qui vous ont connus. Et j’ai l’impression qu’au fond, le prix d’une vie, sa valeur, sont liés au nombre de personnes que vous avez rencontrées, avec lesquelles vous avez eu une relation. Les êtres humains sont des animaux sociables. Et j’aimais bien l’idée que pour David Miller, au dernier moment avant de mourir, il y ait encore une trace de quelque chose. Il va mourir mais en fait il va rester là, parce que quelqu’un l’a vu et donc quelqu’un pourra le regretter.

Je crois que parfois, on oublie que ce qui nous relie aux autres, c’est le souvenir qu’ils auront de nous. Et c’est ça qu’il faut cultiver dans le fond.

swissinfo.ch: Comment pensez-vous que votre film sera reçu par les associations d’aide au suicide?

C’est ça notre travail de réalisateurs: provoquer, au sens large du terme, pas forcément choquer, mais provoquer un débat.

L. B.: Je ne sais pas si elles seront particulièrement contentes. Parce que même si le film est une pure fiction, il montre que les personnes peuvent tricher. Comme Esperanza, interprétée par Carmen Maura, qui fait semblant d’être une accompagnatrice vers la mort, mais qui n’est en fait qu’une secrétaire de l’association.

Au fond, je ne me suis pas posé la question, et ça m’est un peu égal. Ce que je trouve intéressant dans un film, c’est les discussions qu’il peut susciter. Il y a des films que personne n’a aimé, mais il était important qu’ils existent, parce qu’ils ont suscité une discussion. C’est ça notre travail de réalisateurs: provoquer, au sens large du terme, pas forcément choquer, mais provoquer un débat. Et j’espère que ce film fera peut-être un peu débat.

swissinfo.ch: Vous pensez qu’un tel débat manque en Suisse?

L. B.: Oui. Mais c’est un débat perpétuel. Les Suisses ont été assez modernes en autorisant très tôt le suicide assisté. Mais maintenant, il y a de nouvelles questions qui se posent. Est ce qu’on va aussi permettre aux déprimés chroniques d’avoir recours au suicide assisté? Est-ce qu’il faut le faire aussi dans les maisons de retraite?

Moi, je n’en sais rien. Ce qui est intéressant, c’est qu’on en parle. Parce que tout ce qui permet de parler de la mort de façon normale, sans être dans le catastrophisme, est intéressant.

Le monde moderne nous a déshabitués de l’idée que la mort est quelque chose de normal et qu’il faut qu’on y soit préparé. En Sicile, les vieilles dames – passé un certain âge – vont acheter elles-mêmes leur cercueil et les vêtements qu’elles y porteront. Elles préparent le tout, et ce n’est pas triste. Elles savent très bien qu’elles vont partir, et je crois que c’est vraiment la sagesse de se dire «je prépare ma mort». 

Bio express

Suisse d’origine polonaise, Lionel BaierLien externe naît à Lausanne en 1975. A 12 ans, il commence à tourner des films avec des amis et à 15 ans, il est engagé au cinéma Rex d’Aubonne, d’abord comme caissier, puis comme assistant projectionniste.

Il débute dans la réalisation en 2000 avec «Celui au pasteur (ma vision personnelle des choses)», un documentaire dédié à son père, pasteur vaudois. L’année suivante, «La Parade (notre histoire)», suit la première gay pride dans le canton catholique du Valais.

Ces deux documentaires l’ayant fait connaître du grand public, il passe à la fiction, avec «Garçon Stupide» (2004), puis «Comme des voleurs (à l’Est)Lien externe» (2006), premier film de sa tétralogie dédiée à l’Europe. Le deuxième sort en 2103. «Les grandes ondes (à l’Ouest)Lien externe» dépeint la Révolution des Œillets, au Portugal, par le petit bout de la lorgnette. Acclamé par la critique jusqu’en France, le film est distribué en Europe et en Amérique latine.

En 2009, Lionel Baier a fondé la maison de production Bande à part FilmsLien externe, avec les cinéastes Ursula Meier, Frédéric Mermoud et Jean-Stéphane Bron. Il est également, depuis 2009, responsable du département cinéma de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL).

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