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Bâle redécouvre Soutine, le Russe solitaire de Paris

Chaïm Soutine, «Le village (La Gaude)», (1923), huile sur toile, Centre Pompidou.

Avec «Soutine et le modernisme», le Kunstmuseum de Bâle remet à l'honneur un peintre longtemps resté en marge de l'histoire de l'art.

Natures mortes, portraits, paysages: l’expressivité tourmentée de Soutine marquera pourtant tout le 20e siècle.

Un outsider, présenté en bonne et due forme dans les dictionnaires mais sans faire l’objet d’autant d’analyses ni d’autant d’exégèses que les Modigliani ou Chagall qu’il a côtoyés: le Biélorusse Chaïm Soutine (1893-1943), commence peut-être, au 21e siècle, à émerger du brouillard où sa fortune critique l’a laissé jusqu’ici.

Le Kunstmuseum de Bâle, en tout cas, s’y emploie. Selon le directeur du musée Bernhard Mendes Bürgi, la cote de Soutine connaît du reste actuellement une forte ascension sur le marché des enchères.

Originalité du parcours, créé à partir de six œuvres de la collection Im Obersteg abritée par le musée: il superpose les œuvres du Biélorusse avec quelques tableaux de ses contemporains, possessions du musée, pour mieux montrer l’individualité de Soutine, qui marquera, entre autres, des artistes comme de Kooning et Bacon.

«Un visionnaire»

Car même immergé parmi les courants les plus novateurs de l’époque à Paris – cubisme, futurisme, dadaïsme, surréalisme – dont il a connu les principaux acteurs, Soutine ne se laisse classer dans aucune catégorie. «Aujourd’hui, avec le recul, on le voit comme un des plus grands visionnaires du 20e siècle», a expliqué la commissaire d’exposition Nina Zimmer, lors de l’ouverture.

Autre difficulté de classement: malgré un traitement souvent révolutionnaire du matériau pictural (épaisseur de la couleur) et de la composition (il fait tout pour éviter les lignes horizontales et verticales), Soutine est resté traditionnaliste dans le choix des sujets, fidèle au trio «nature morte, portrait et paysage».

Du tourment à l’apaisement

Les étapes choisies par le Kunstmuseum forment une sorte de boucle, avec des paysages ouvrant et fermant l’exposition, mais sur une tout autre tonalité.

Les premiers paysages, peints à Céret autour de 1920, ressemblent à des tempêtes. Mis en parallèle avec un «Paysage» de Braque de 1908, le «Chemin de la fontaine des Tins à Céret» (1920) montre des analogies de composition. Mais là où Braque se concentre sur des blocs de formes, Soutine laisse tournoyer son pinceau avec une sorte de fureur inquiète.

La comparaison avec les paysages de 1922-1925 est saisissante. A Cagnes, les formes tournoient et se mélangent toujours autant, mais en dégageant une sorte de légèreté et de joie qui contrastent avec l’image du «Soutine souffrant».

Mélancolie existentielle

Le tourment existentiel reste cependant indissociable de l’œuvre et de la vie de Soutine. Témoignage de la pauvreté dans laquelle il vivait, la «Nature morte aux harengs» (1916) montre trois maigres poissons quasiment attaqués par des fourchettes ressemblant à des mains.

Les portraits, surtout, dégagent une mélancolie, voire une détresse, existentielle qui ne peut laisser indifférent, surtout lorsqu’elle émane d’enfants («La petite fille à la poupée», «L’enfant au jouet», 1919). «La Folle» (1919 également) semble sortir du tableau avec ses grands yeux asymétriques, son regard perdu et ses grosses mains posées sur ses cuisses.

La salle des portraits est d’ailleurs un point fort de l’exposition: avec, entre autres, l’autoportrait en clown intitulé «Grotesque» (1922), cette série prépare aux autres tourments existentiels obsessifs dans l’œuvre du Biélorusse: ceux des animaux prêts pour la boucherie.

Du sang

Fasciné par les compositions classiques («La Raie» de Chardin, 1728 et surtout «Le bœuf écorché» de Rembrandt, 1655), Soutine pousse à l’extrême la représentation sanglante des chairs. Les anecdotes, vraies ou non, veulent qu’il arrosait de sang les carcasses gardées dans son atelier comme modèles pour en maintenir le rouge vif.

Le «dernier des peintres maudits», comme l’avait baptisé l’écrivain Jean Diwo dans un article (reproduit dans le catalogue) de Paris-Match d’août 1959, pourrait, notamment grâce au Kunstmuseum de Bâle, conquérir le cœur des amateurs.

swissinfo, Ariane Gigon (Bâle)

Chaïm Soutine naît en 1893 à 20 km de Minsk, dans une famille juive pauvre. Il s’installe à Paris en 1913, dans la cité d’artistes La Ruche, à Montparnasse. Il y rencontre Chagall puis Modigliani, avec qui il se lie d’amitié.

Jusqu’en 1918, il vit dans la plus grande pauvreté et souffre de la faim. Un ulcère à l’estomac lui cause déjà des problèmes de santé. De 1919 à 1922, il vivra à Céret, dans les Pyrénées-Orientales.

Le collectionneur américain Albert C. Barnes découvre son œuvre en décembre 1922 à Paris, où Soutine est revenu. Dès 1924, sa notoriété grandit, mais il reste «farouche et peu expansif». Il est aussi très critique envers lui-même.

Soutine s’installe dans son propre appartement en 1925 et commence la série des «bœufs écorchés», inspirés de Rembrandt. Il est lié à Dali, Henry Miller, Anaïs Nin.

En 1941, Soutine se cache à Paris avec sa compagne, Marie-Berthe Aurenche, dernière femme de Max Ernst, chez des amis. Il meurt le 9 août 1943 à Paris d’une perforation gastrique.

Longtemps méconnu, Soutine fait aujourd’hui l’objet d’un regard nouveau. Le premier documentaire consacré à sa vie et à son œuvre vient d’être terminé («Soutine», par Valérie Firla et Murielle Lévy, Publication Réunion des Musées nationaux, mars 2008)

L’exposition «Soutine et le modernisme», du 16 mars au 6 juillet 2008, Kunstmuseum de Bâle, se concentre sur trois grands thèmes: les paysages, les portraits et les natures mortes.

A voir, notamment:

– Le village (La Gaude), vers 1923, Centre Pompidou

– L’enfant au jouet, vers 1919, Stiftung Im Obersteg,

– Le chasseur de chez Maxim’s, vers 1925, Collection Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, New York

– Le canard sur fond bleu, 1925 Staatliche Kunsthalle Karlsruhe

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