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La pianiste qui réinvente l’improvisation classique

La pianiste Gabriela Montero se produisait le 2 janvier, au Palais de la culture et des congrès à Lucerne. Rodrigo Carrizo Couto, swissinfo.ch

Passée par l’école de Martha Argerich, la pianiste et compositrice vénézuélienne Gabriela Montero, n'a pas peur de réinventer la musique avec l'aide du public. swissinfo.ch l’a rencontrée à l'occasion de son récent passage en Suisse.

Gabriela Montero est une artiste connue dans le monde entier pour ses extraordinaires talents d’improvisatrice. Ses concerts permettent de transformer l’univers rigide de la musique classique en une expérience insolite et festive.

A Lucerne, où elle était l’invitée de l’orchestre symphonique, la pianiste a provoqué l’hilarité générale. Un garçon de 12 ans se met soudain debout et entame une aria de Mozart. Depuis le plateau, Gabriela Montero, lui demande alors : «Es-tu en train de nous chanter un air de la Flûte enchantée?». Et la pianiste de reprendre aussitôt la mélodie du petit garçon et de se lancer dans une improvisation sur son piano. Sa musique virtuose charme alors un public hypnotisé. Gabriela Montero venait de réaliser un geste qui fait sa célébrité: une improvisation sur une musique suggérée par le public.

Comment donc est née chez elle l’idée de l’improvisation?  Dans un entretien accordé quelques jours avant le concert à swissinfo.ch, la pianiste explique: «Dans la musique classique, l’improvisation était le pain quotidien d’artistes légendaires comme Mozart, Bach ou Beethoven. Tous s’adonnaient à cet art dont la pratique a, malheureusement, disparu aujourd’hui.»

Une fois dans sa loge, Gabriela Montero a effectué deux improvisations sur une musique  bien connue des Suisses.

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A la question: pourriez-vous nous expliquer comment s’opère le processus créatif chez vous? Elle répond: «Non, cela ne s’explique pas , c’est quelque chose de viscéral. Une fois l’improvisation réalisée, elle m’échappe. Cet acte de création reste un mystère pour moi aussi. Je suis à la fois instrument et témoin du processus créatif, c’est comme s’il m’était étranger.»

L’extraordinaire talent de la pianiste fait l’objet d’un documentaire réalisé en collaboration avec des neurologues. «C’est très intéressant, commente-t-elle, parce que mon scanner cérébral démontre que lorsque j’improvise j’utilise des parties de mon cerveau qui restent inactives quand j’interprète le répertoire classique.»

Improviser serait-il ainsi un acte créatif supérieur en intensité à l’interprétation d’un morceau de Beethoven ou de Schumann? «Sans doute, car recréer un morceau de musique, ce n’est pas comme le créer en temps réel, répond Gabriela Montero. C’est du moins le point de vue des neurologues. Une œuvre du grand répertoire classique est comme une « carte » dessinée par quelqu’un. Elle ne vous laisse pas une  grande marge de liberté ».

Découverte par une star

C’est l’Argentine Martha Argerich, légende vivante du piano, qui a découvert le talent de Gabriela Montero. En écoutant cette dernière improviser sur des scènes de sa propre vie, Argerich fut fascinée ; elle lui fournit alors les contacts nécessaires au lancement de sa «deuxième carrière» qui a démarré après une période de déception professionnelle.

«On peut dire que la Suisse est le berceau de ma deuxième carrière», avoue Gabriela Montero. Depuis donc la rencontre providentielle avec Argerich, la pianiste vénézuélienne s’est  régulièrement produite au Festival de Lugano qui se tient sous l’égide de Martha Argerich. «Cela fait 12 ans que je participe au «Projet Martha Argerich» et que je joue également au festival de Lucerne. J’ai par ailleurs une excellente relation professionnelle avec l’Orchestre de chambre de Zurich», confie-t-elle.

A ses yeux, «la Suisse est un pays de grande tradition culturelle» et le public suisse «se distingue par ses connaissances de base, profondes. Il intériorise la musique.» «Je pense, poursuit-elle, que les Suisses ne sont pas froids. Ils sont plutôt prudents.» 

Gabriela Montero a profité de son séjour à Lucerne pour peaufiner son premier Concert pour piano qu’elle donnera en Première à Leipzig en mars et pour faire la promotion de son nouveau CD qui comprend ses propres œuvres. Elle vient de quitter les Etats-Unis pour s’installer en Europe avec sa famille. «Mon mari est Irlandais et je suis Vénézuélienne. Nous nous sentons mieux dans une ville latine et méditerranéenne, comme Barcelone», relève-t-elle.

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La musique classique n’attire pas vraiment le public jeune. La moyenne d’âge du public au Concert du Nouvel-An devait être de 60 ans. «Je ne pense pas que ce soit là une question de prix, commente Montero. Il n’est pas vrai que les jeunes ne se rendent pas à des concerts classiques parce que le billet d’entrée est coûteux. Il y a peu de temps on a demandé à ma fille 350 dollars pour un concert de Taylor Swift… et personne n’a trouvé cela scandaleux.»

A en croire Gabriela, le problème est ailleurs. « Autrefois, dit-elle, les artistes ne passaient pas leur temps à penser à leur carrière, au marketing, à la vente. Ce qui les animait, c’était la nécessité de créer. Les grands compositeurs travaillaient leur musique à partir de leurs propres émotions, comme les émotions que chacun de nous vit aujourd’hui. Si nous arrivons à partager ce sentiment avec le public, la musique classique survivra peut-être à ces temps difficiles.»

Le Venezuela et El Sistema

L’un des fleurons culturels du Venezuela est El Sistema, un programme d’éducation musicale créé il y a plus de 40 ans par José Antonio Abreu. Il a donné naissance au célèbre Orchestre Simon Bolivar dirigé par Gustavo Dudamel.

El Sistema fascine le monde entier. Pourquoi? «Parce que son histoire est belle et son marketing excellent, répond Gabriela Montero. Ses musiciens sont les enfants d’un pays sous-développé.» «Mais attention, prévient-elle, on exige d’eux bien plus que ce que l’on exige des enfants de pays avancés. Leurs séances d’entrainement sont épuisantes, elles peuvent durer plus de 10 heures. Dans ces conditions, quel espace reste-t-il pour la créativité personnelle? Le programme nécessite des changements.»

Qu’y aurait-il à changer dans El Sistema? «Ce qu’il faudrait, c’est accorder aux jeunes musiciens les conditions de travail et le salaire qu’ils méritent réellement, et remédier aux problèmes d’abus et de corruption», observe Gabriela Montero.

La pianiste fait état du très haut taux d’inflation et de l’insécurité que connaît le Venezuela. Elle se montre critique, se demandant «comment El Sistema peut encore améliorer le sort des citoyens dans un pays qui n’a jamais connu autant de violence?» A noter qu’elle est une opposante au régime chaviste. 

(Tradcution de l’espagnol: Ghania Adamo)

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