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La fin du Père Noël (1)

Un Noël peut en cacher un autre... Keystone

Un vrai conte de Noël original, en deux épisodes, c'est ce que vous propose swissinfo grâce à la plume de Rolf Kesselring.

En deux épisodes, l’écrivain et ancien éditeur suisse émigré en Ardèche mêle humour et tendresse, nostalgie et regard critique… Un conte aigre-doux, en quelque sorte.

À Stéphane

— T’as pas dix balles?
La question m’avait surpris autant que le froid, devant le seuil de mon immeuble.
— C’est terrible! pleurnichait le vieil homme. Je n’ai plus de travail ni de logement, plus de rennes ni de traîneau, même plus de hotte…

Mal à l’aise, j’examinai le vieillard assis entre deux poubelles, le dos appuyé contre la pierre glacée du bâtiment où j’habitais. J’hésitai. L’époque m’avait appris à me méfier de tous ces SDF, mendiants et autres nouveaux pauvres qui traînaient dans les rues de ma ville, et qui racontaient n’importe quoi pour apitoyer et quémander un peu d’argent.

À bien l’observer, je dus reconnaître que l’homme, qui se lamentait à mes pieds, avait une présence particulière. Barbe et cheveux blancs dépassaient de son bonnet et encerclaient un visage agréable, presque poupin. Ses étranges petits yeux bleus myosotis laissaient percer une lueur d’amabilité et de gentillesse qui acheva de me perturber.

— Qui êtes-vous?
Encore hésitant, je posais cette question plus pour masquer mon trouble que pour savoir. Intuitivement, j’avais deviné.
— Je suis le Père Noël, murmura l’homme en entrouvrant le manteau taché qui l’enveloppait, laissant apparaître un habit rouge qui m’enleva mes derniers doutes.
— Le Père Noël ? fis-je.
Le vieil homme soupira avant d’expliquer:
— On m’a fichu à la porte…

La température était glaciale. Claquant des dents, je ne pus m’empêcher de demander:
— Fichu à la porte ?! Mais qui vous a fichu à la porte, vous qui êtes une tradition, un mythe, une légende ?
Ramenant ses jambes sous lui, le patriarche me tendit la main.
— La Holding Traditions et Coutumes S.A & Cie ! fit-il, visiblement agacé par mes questions. Aidez-moi à me relever, jeune homme, je commence à geler sur place. Et comme personne ne me donne de pièce, il vaut mieux que je retourne avec les autres, au moins on se tiendra chaud, tous ensemble…

J’avais l’impression que mes neurones étaient gelés. Je ne parvenais pas à comprendre ce que me disait mon interlocuteur. J’avais l’impression de rêver. J’empoignai sa main qui, curieusement, me parut chaude et pleine de force.
— Merci, jeune homme. Vous êtes très serviable.

Debout, il me parut bien plus grand que je ne l’avais imaginé lorsqu’il était assis entre ses deux poubelles. Je risquai une question que j’adressai plus à moi-même qu’à mon vis-à-vis, tant l’incrédulité me taraudait l’esprit.
— Ainsi, vous seriez le Père Noël ? Le vrai…
Il ne se donna même pas la peine de me répondre. Me tournant le dos, il ouvrit un des conteneurs de matière plastique et tenta d’en enjamber le bord.
— Aidez-moi !

Sans réfléchir, je mis mes mains à l’endroit qui me paraissait le plus approprié pour l’aider à entrer dans la poubelle. Poussant au bas de son dos, rebondi à souhait, je bandai mes muscles. Le bonhomme faisait un bon poids et je dus y mettre tout le mien pour le faire basculer dans la boîte immonde.

Pas une seconde, je n’avais véritablement réalisé ce que j’étais en train de faire, là, dans ma rue, devant mon immeuble, au vu et au su de tous mes voisins… Je poussais le Père Noël dans une poubelle ignoble et je trouvais ça normal !

Ce fut à cet instant que je remarquai une lueur étrange qui illuminait l’intérieur du récipient dans lequel je tentais de faire basculer le Père Noël. Intrigué, je glissai un œil par l’ouverture avant que le couvercle ne se rabatte.
— Que regardez-vous ainsi ?

Le vieil homme, debout à l’intérieur de cette caisse odorante, l’œil brillant de malice, corps massif, masquait délibérément la source de cette curieuse luminosité.
— Cette lumière, là, dans la poubelle ?
J’étais comme un gosse curieux et gourmand surpris en train de chiper les confitures de sa grand-mère:
— Que voulez-vous savoir, jeune homme ?

Penaud, je dansais d’un pied sur l’autre, tant par le malaise créé par l’attitude du bonhomme Noël que par le froid qui commençait à me grignoter les pieds.
— Je voudrais être certain que le contenu de cette… boîte à ordures n’a pas pris feu…
Très vite, j’ajoutai :
— Je ne voudrais pas que vous vous blessiez, vous comprenez…
Le vieillard éclata de rire :
— Vous n’y êtes pas! Ce sont mes amis. Ils habitent avec moi. Ils produisent de la chaleur pour que nous ne gelions pas! Regardez vous-même!

Il disparut alors dans les profondeurs lumineuses.
Interloqué, je m’approchai à pas comptés, poussé par la curiosité, retenu par la prudence.

A suivre…

swissinfo, Rolf Kesselring

– Rolf Kesselring est né en 1941 à Martigny. Ecole Normale à Lausanne, puis maison de redressement et pénitencier… une dérive à lire dans «La quatrième classe».

– Années 70 et 80: librairies et édition «La Marge». Kesselring publie des gens comme Gilles Vigneault, Roland Topor, Fernando Arrabal, Milo Manara, Hugo Pratt.

– 1990: A Paris, il crée les Editions de Magrie. Puis part dans le Sud de la France, où, entre fiction et journalisme, il vit de l’écriture.

– En 2004, il publie le roman «Piège» aux Editions de l’Aire.

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