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Sous le vernis helvétique, la névrose

Une affiche dans la rue avec un homme qui porte plein de trucs sur son dos
Gravure de Nicolas Bouvier affichée à Genève en 2018, dans le cadre de l'exposition Follement visuel. © Keystone / Martial Trezzini

«La Suisse est folle» pense Nicolas Bouvier dans un texte plein d’humour et de pertinence publié par les éditions Héros-Limite. Pour la première fois, il paraît sous la forme d’un livre, accompagné d’un autre texte du grand écrivain suisse intitulé «Genève». Tonifiant.

Au début des années 1990, Nicolas BouvierLien externe séjourne aux Etats-Unis. Grand voyageur devant l’Eternel, l’écrivain est alors invité par le milieu universitaire américain à donner sa vision de Genève, sa ville natale. Il rédige donc un texte en anglais, «Geneva», qui sera publié en 1994 par les Presses universitaires de Princeton. 

Aujourd’hui, la maison d’édition romande Héros-LimiteLien externe publie ce document ainsi qu’un autre texte de Bouvier intitulé «La Suisse est folle», paru quant à lui en 1990 dans la revue helvétique «Nos monuments d’art et d’histoire». Les deux textes peu connus, voire inconnus, sont aujourd’hui réunis pour la première fois sous la forme d’un livre. Ils paraissent dans une version bilingue, français-anglais.

L’horloge à coucou

Nicolas Bouvier
Nicolas Bouvier (1929-1998) est un écrivain, photographe, voyageur et iconographe genevois. Il est notamment l’auteur de L’Usage du monde ainsi que du Poisson-scorpion. Nicolas Bouvier

«La Suisse trait ses vaches et vit paisiblement». Qui a dit ça? Victor Hugo. «Faux», lui répond Nicolas Bouvier dans «La Suisse est folle». Son texte lapidaire (dix pages à peine) déboulonne avec un humour abrasif le cliché de Victor Hugo, lui opposant une Suisse irrationnelle, forte d’une «magnifique invention névrotique», l’horloge à coucou; forte aussi de grands hommes ayant un «grain».

Tous des fous! Divico d’abord, «chef des Helvètes de l’Ouest», qui durant la Guerre des Gaules quitte le pays avec ses hommes après avoir brûlé ses propres terres. Un suicidaire en somme, tout comme, des siècles plus tard, le botaniste Thomas Platter, le médecin Paracelse, et plus proche de nous deux grands écorchés vifs: Louis Soutter et Aloïse, pionniers de l’art brut. Et le Suisse lambda n’est pas en reste. Bouvier apporte à cet effet le témoignage de son ami photographe Luc Chessex qui dit sentir «plus de violence contenue dans un tramway de Zurich ou Lausanne que dans les faubourgs «chauds» de Bogota».

Exit les têtes qui dépassent

«Le conformisme pleutre», ce carcan suisse qui tue lentement! On y succombe comme le Zurichois Friz Zorn, auteur du célèbre roman «Mars». Ou bien on y résiste, mais à quel prix? La démence guette. Et le vernis du «comme-il-faut helvétique» finit par craquer, observe Nicolas Bouvier. Tout cela a un air de déjà-entendu, dirait-on. Oui, mais c’est l’argumentaire de l’auteur qui impressionne. Bouvier replace sa réflexion dans une perspective historique permettant de comprendre le surréalisme helvétique en lequel il voit du génie autant que de la folie.

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Les deux traits se confondent et portent la figure de quelques illustres citoyens célébrés à l’étranger avant d’être reconnus chez eux. «La Suisse est vraiment un pays trop petit (on ne saurait l’en blâmer) pour des personnalités hors pair». Deux Genevois, Rousseau et Henry Dunant, en firent les frais, tout comme Füssli que Zurich «ne sut garder», ou comme Blaise Cendrars et Le Corbusier auxquels Neuchâtel «ne put offrir l’espace mental nécessaire», écrit Bouvier dans «Genève».

Une mémoire érudite

Brillant comme toujours dans ses analyses, Nicolas Bouvier écrit sans lourdeur. «On a le sentiment que chez lui tout coule de source, mais de fait chacune de ses idées est méticuleusement élaborée. Ce qui frappe surtout, c’est sa mémoire érudite. Il a rédigé «Genève» loin de son pays, sans sources d’information sous la main, avec néanmoins une justesse de connaissances et de ton, éblouissante», confie le romancier genevois Matthieu Mégevand, admirateur de Bouvier.

Qu’il travaille sur la Suisse, le Japon, l’Inde ou la Serbie, Bouvier procède de la même manière. «Il avance comme un ethnologue; mais sa démarche ethnologique est buissonnière, car l’auteur prend des chemins de traverse pour faire découvrir à son lecteur la part inconnue de son pays, c’est-à-dire l’essentiel de l’identité helvétique», poursuit Matthieu Mégevand.

Foisonnement culturel

Si «Genève» et «La Suisse est folle» tombaient aujourd’hui entre les mains d’un touriste en visite dans ce pays, qu’en retiendrait-il ? «Oh! Un étranger qui voyage pour la première fois en Suisse ne verra d’elle que sagesse et sérénité. Toute cette folie créatrice, qui fait la richesse de notre pays, ne se trouve ni dans l’histoire officielle ni dans les programmes des tourbus. Or cette richesse est plus que jamais d’actualité. Elle a commencé avec la Réforme, comme l’explique Bouvier dans «Genève». Et elle se poursuit aujourd’hui avec un foisonnement extraordinaire que l’on observe surtout aux niveaux littéraire et artistique (les maisons d’édition, le théâtre, la danse…). Il existe chez nous une culture alternative qui suscite l’admiration», conclut Matthieu Mégevand.

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