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Otto Preminger, maître despotique du noir hollywoodien

Gene Tierney derrière les barreaux, dans «Whirlpool» («Le mystérieux Docteur Korvo», 1949). Festival del film Locarno

Il avait la réputation d’un despote, d’un metteur en scène tyrannique et compulsif, qui poussait les acteurs à l’extrême et se montrait tatillon sur le moindre détail. Locarno consacre une rétrospective à l’auteur de «Laura», d’«Autopsie d’un meurtre» ou de «Whirlpool».

La salle du vieux cinéma Rex de Locarno est pleine et la tension palpable. Sur l’écran défilent les images de Whirlpool, tourné par Otto Preminger en 1949. Le public est tenu en haleine par l’histoire d’Ann Sutton (Gene Tierney), épouse cleptomane d’un psychiatre renommé, que le trouble hypnotiseur Corvo fait accuser du meurtre de son ancienne maîtresse. La trame est classique, mais le film captive, divertit, surprend…

«A l’époque, le film a pratiquement fait un flop. Mais aujourd’hui, il est considéré comme un des plus représentatifs du talent qu’avait Preminger à faire se mouvoir les acteurs sur le plateau pour créer une tension tout à fait particulière», explique Pierre Rissient, grand connaisseur du cinéma américain et figure de proue du Festival de Cannes pendant plus de 40 ans.

«Chez Otto Preminger, la mise en scène était un don de la nature, poursuit le critique français. Il savait où mettre la caméra, à quelle distance et avec quel objectif. Il avait des méthodes de tyran, il pouvait exploser pour un rien, ce qui inspirait une terreur révérencieuse à toute l’équipe d’un film. Il était capable de licencier un acteur le premier jour simplement parce qu’il n’avait pas su le faire rire. Mais en même temps, il savait pousser les comédiens à donner le meilleur d’eux-mêmes».

Sa filmographie touche pratiquement à tous les genres. Du noir (Autopsie d’un Meurtre, 1959) au musical (Carmen Jones, 1954), en passant par la fresque historique (Exodus, 1960) et le western (Rivière sans Retour, 1954). Preminger, c’est aussi un regard acéré et sensible sur la société américaine de l’après-guerre.

Acclamé par la critique de son époque, oublié par la suite, Otto Preminger revit à Locarno, à travers la traditionnelle rétrospective, dédiée pour la troisième année consécutive à un géant passé d’Hollywood. Mais à la différence d’Ernst Lubitsch en 2010 et de Vincente Minelli en 2011, avec Preminger, l’objectif est encore plus ambitieux: réhabiliter à l’Olympe du cinéma un réalisateur passé de mode et perçu plus comme producteur et homme de marketing que comme auteur, comme aime à le dire la critique française.

Expérimentateur éclectique

Né en 1905, fils d’un juge d’instruction juif dans l’ancien empire d’Autriche-Hongrie, Otto Preminger se passionne pour le théâtre depuis son jeune âge et se forme chez le grand maître autrichien Max Reinhardt. Il a à peine trente ans lorsqu’il émigre en Amérique, peu avant que les nazis ne rendent l’air de Vienne irrespirable.

Son premier succès, inattendu, arrive en 1944 avec Laura, un film où intrigue policière et drame psychologique se mêlent dans une parfaite structure narrative.

«Preminger a toujours cherché à pousser au-delà des codes narratifs pour expérimenter de nouvelles formes cinématographiques, explique Carlo Chatrian, curateur de la rétrospective. Son travail avec la caméra est fluide. Les films sont construits comme un seul long plan-séquence, fait de manière à rendre le montage quasi invisible. Cela se voit bien dans une œuvre comme Exodus, sur la naissance de l’Etat d’Israël, à la fois historique, lyrique et ensorcelante».

Contrairement à celui d’autres réalisateurs de l’époque, comme Alfred Hitchcock ou Fritz Lang, le travail de Preminger ne se laisse pas facilement ranger dans un genre ou une thématique particulière, fait remarquer Pierre Rissient. «Paradoxalement, cette variété de styles et de conceptions a joué en sa défaveur. Plus difficile à repérer et à identifier, son œuvre est aujourd’hui injustement reléguée à un rôle de second plan».

Recherche constante de liberté

Lassé des pressions de la censure et des studios, Otto Preminger décide en 1953 de devenir son propre producteur et commence à tourner sur des thèmes plus sensibles, à investiguer sur les institutions et à travers elles sur l’état de la société américaine.

La justice (Autopsie d’un Meurtre, 1959), l’Eglise catholique (Le Cardinal, 1963), l’armée (Condamné au Silence, 1955), mais surtout le système politique, sont au centre des films de Preminger dans la deuxième partie de sa carrière. Il y pose le regard critique d’un immigré européen au passeport américain. Il a été un des premiers réalisateurs à se battre contre le maccarthysme et à embaucher des acteurs inscrits sur les fameuses listes noires, parce que supposés subversifs.

D’ailleurs, toute sa carrière a été une recherche de liberté: briser les codes, se dégager de l’emprise des studios et des normes institutionnelles, qui n’admettent pas, note Carlo Chatrian, «que l’on présente des personnages aussi multiples, avec autant de forces que de faiblesses. Et souvent, le moteur de l’action, ce sont les femmes. Preminger cherche à éviter le cliché de la femme fatale avec des personnages féminins qui à côté de leur rôle de machine de séduction, savent aussi s’impliquer».

Avec des yeux innocents

Sa double casquette de réalisateur et de producteur lui a sans doute donné une plus grande marge de manœuvre dans la grosse machine qu’était alors – et qu’est toujours – Hollywood. Mais dans le même temps, son sens des affaires et du marketing ont écorné son image d’auteur, également malmenée par la médiocrité objective de ses films plus tardifs.

Plus de 60 ans après la sortie de Whirlpool, comment redécouvrir Otto Preminger? Pour Carlo Chatrian, il faut simplement regarder ses films avec des yeux innocents, comme s’ils avaient été tournés aujourd’hui.

Dans la salle locarnaise défile le générique de fin. Le public applaudit avec enthousiasme. Le secret d’Ann Sutton a été révélé, l’intrigue est résolue, au terme de 98 minutes qui ont scotché le public à son siège.

Otto Ludwig Preminger naît dans l’empire d’Autriche-Hongrie en 1905. Il débute dans son pays, comme acteur puis metteur en scène. En 1931, il signe son premier long-métrage Die grosse Liebe.

En 1935, il émigre aux Etats-Unis, où il travaille pour la 20th Century Fox. Sa première œuvre majeure arrive en 1944. C’est Laura, film noir et psychologique, à la mise en scène virtuose, dont l’atmosphère tendue subjugue le public. Les suivants, Whirlpool (1949) et Angel Face (1952) finissent de l’installer comme un pilier de la Fox.

En 1953, fatigué de lutter contre la censure du studio, il décide de devenir producteur. Son premier film, The Moon Is Blue, une comédie romantique avec David Niven et Wiliam Holden, fait scandale dans certains milieux puritains pour «un ton inacceptable de légèreté sur des sujets comme la séduction, le sexe illicite, la chasteté et la virginité». Le film décroche un Golden Globe et trois nominations aux Oscars.

Entre 1954 et 1962, Otto Preminger tourne une série de films marquants sur des sujets sensibles comme la drogue (The Man with Golden Arm, 1955), un procès pour viol (Anatomy of a Murder, 1959, avec James Stewart) ou la création de l’État d’Israël (Exodus, 1960). Il adapte Françoise Sagan (Bonjour Tristesse, 1958) et fait se heurter Robert Mitchum et Marilyn Monroe dans un western (River of No Return, 1954).

A partir du 1965, Preminger ne tourne plus guère que quelques films mineurs avant de revenir en 1979 avec l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre, The Human Factor, noté par un critique comme «sombre histoire d’espionnage, à l’opposé de la mythologie du genre, qui délivre un constat amer sur le monde des puissants».

Otto Preminger meurt le 23 avril 1986 à New York.

(Traduction de l’italien: Marc-André Miserez)

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