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De «Cocksucker Blues» à «Stones in Exile»

Une image tirée de 'Cocksucker Blues'. Robert Frank

Alors que le légendaire «Exile On Main Street» des Rolling Stones, presque 40 ans plus tard, refait un carton, le documentaire «Stones In Exile» permet de découvrir un certain nombre d’images tirées du film réalisé par le photographe et cinéaste suisse Robert Frank. En version expurgée.

«Les Rolling Stones occupent à nouveau et pour la première fois depuis seize ans la tête du classement des albums les plus vendus en Grande-Bretagne avec la réédition du mythique ‘Exile on Main Street’», annonçaient les agences de presse il y a quelques jours.

Parallèlement à cette nouvelle édition remasterisée de «Exile on Main Street», augmentée de 10 titres inédits, paraît un documentaire de 90 minutes intitulé «Stones in Exile», que Sir Mick Jagger est allé présenter lui-même à Cannes ce printemps, et qui sort ces jours en DVD.

Un film constitué d’images récentes où l’on voit Jagger et Charlie Watts, de retour sur certains lieux du crime, commenter leurs frasques d’antan. On y entend également les autres protagonistes – Keith Richards et Anita Pallenberg, Mick Taylor, Bill Wyman et bien d’autres, évoquer l’enregistrement de ce sombre double album sur fond de photos d’époque et d’extraits du film «Cocksucker Blues» – c’est son nom – tourné en 1972 par Robert Frank.

«Son œil capte des détails qui échappent à votre regard. Quand il a terminé, le résultat est fabuleux», dit dans «Stones in Exile» le batteur Charlie Watts à propos de Robert Frank. Ce qui ne manque pas de piment quand on sait que les Rolling Stones se sont vigoureusement opposés à la sortie de «Cocksucker Blues». L’affaire finit d’ailleurs devant un tribunal, qui interdit la projection du film sauf en la présence de son réalisateur – ce qui excluait évidemment toute distribution normale en salle.

Le film ne parut donc jamais officiellement, se limitant à une diffusion «sous le manteau», et, depuis 2008, à une existence découpée en tranches sur YouTube.

Chaos en exil

Rappel des faits. Nous sommes en 1971. Les Rolling Stones, imposés à 93% au Royaume-Uni selon les propos des principaux concernés, endettés jusqu’au cou et en rébellion contre Allen Klein, le manager qui les a plumés, décident de s’exiler en France.

Ce qu’ils font au printemps, alors que de nouvelles chansons ont déjà commencé à être enregistrées dans le manoir anglais de Mick Jagger et au Studio Olympic de Londres. C’est dans le Sud de la France, à Villefranche-sur-Mer, que l’aventure va se poursuivre. Plus précisément dans les sous-sols de la Villa Nellcôte, une demeure de 16 pièces, louée par le guitariste Keith Richards, et qui se transforme rapidement en camp retranché de la tribu Stones en exil.

Stones et collaborateurs, femmes et enfants, invités – et deux cuisiniers français – vont aller et venir dans cet improbable foutoir envahie de guitares, d’alcool et de substances hallucinogènes diverses, et participer plus ou moins consciemment à la naissance d’un album légendaire, ou en tout cas, à l’un de ceux qui, vu le contexte aussi particulier que disjoncté de son enregistrement, a le plus contribué à la sulfureuse geste stonienne.

Sur les 18 titres de «Exile on Main Street», seuls neuf titres seront enregistrés à Nellcôte, selon Jagger. Autant dire que l’ambiance n’était guère au stakhanovisme… Neuf titres en neuf mois, «alors qu’on aurait dû en faire un tous les deux jours», admet le Jagger d’aujourd’hui, dans «Stones in Exile», en rigolant.

C’est à Los Angeles, à l’automne 1971, que les Rolling Stones iront finaliser «Exile on Main Street» – voix, chœurs, ajouts d’instruments, mix final. Et commenceront à réfléchir à la pochette du double album.

«Charlie et moi, on faisait le tour des librairies à L.A… Charlie aimait beaucoup Robert Frank», dit Mick Jagger dans «Stones in Exile». «Robert était parfait, c’était une figure emblématique de l’Amérique des années 50-60», ajoute Charlie Watts.

En effet. Le photographe zurichois, qui a largement arpenté les routes américaines, notamment avec Jack Kerouac, a publié en 1958 son livre «The Americans», véritable bombe lâchée dans l’histoire de la photographie… et dans l’image que les Américains jusque là se faisaient d’eux-mêmes.

Une débauche… recadrée

Robert Frank va signer la conception de la pochette d’«Exile on main Street» et la photo principale (cette collection de ‘freaks’, de monstres de foire, que le photographe aurait saisi sur la paroi d’un salon de tatouage), mais il va surtout suivre les Rolling Stones lors de la tournée américaine qui suivra la publication de «Exile on Main Street», en 1972.

«Son œil capte des détails qui échappent à votre regard», souligne Charlie Watts, on l’a dit. C’est effectivement le cas avec «Cocksucker Blues». Bien sûr, on y voit des extraits de concerts, des apparitions publiques. Mais on y voit surtout l’autre côté de la médaille, les backstage, les chambres d’hôtel, la fatigue, l’alcool, la dope, le sexe triste, le gigantesque ennui qui semble caractériser les Stones d’alors, confits dans leur solitude égotique de rock-stars vénérées et défoncées.

«C’est l’un des plus grands films sur le rock’n’roll que j’ai jamais vus. Vous en retirez le sentiment qu’être une rock star est la dernière chose dont vous ayez envie», a dit un jour le réalisateur Jim Jarmusch.

Pour «Stones in Exile», le réalisateur Stephen Kijak, sous le contrôle des ‘executive producers’ Jagger, Richards & Watts, est donc aller puiser dans cette source glauque. Mais il n’en a remonté que ce qu’on a manifestement bien voulu lui laisser montrer. Le lâcher de téléviseur depuis les hauteurs d’un hôtel, oui, mais pas les groupies nues dans le jet privé. La dérive de l’artiste, mais pas sa déglingue. Les Stones fidèles à leur image de mauvais garçons, mais pas la vacuité documentée par Robert Frank.

The légendaire «Cocksucker Blues» de Robert Frank est donc là, devant nous, caviardé, n’apparaissant que par bribes. Mais des bribes qui, ajoutées aux photos de Dominique Tarlé, partie prenante du séjour à la Villa Nellcôte, donnent néanmoins un aperçu fort de cet exil stonien du début des seventies…

Bernard Léchot, swissinfo.ch

1972. Le double album original a été publié en 1972.

2010. Une version remasterisée de l’album est sortie le 17 mai 2010 chez Universal.

Ajouts. Elle comprend dix nouveaux titres. La plupart de ces inédits sont en fait des instrumentaux datant de l’époque de l’enregistrement de l’album, auxquels des voix, guitares, et chœurs enregistrés en 2009 ont été ajoutés.

Zurich. Robert Frank est né en 1924 à Zurich. Fils d’un décorateur d’origine allemande, la famille Frank obtient la nationalité helvétique en 1946.

Photo. Intéressé par la photographie dès l’âge de 12 ans, il fait son apprentissage chez le photographe et graphiste Hermann Segesser qui l’initie à l’art moderne, notamment Paul Klee.

Voyages. Après quelques voyages en Europe, très critique à l’égard des conventions bourgeoises, il quitte la Suisse pour les États-Unis, symbole de liberté. Déçu, il retourne en Europe, puis fait la navette entre les deux continents.

The Americans. En 1953, Il obtient une bourse de la Fondation Guggenheim pour documenter visuellement la civilisation américaine. Le résultat sera explosif: ce sera «The Americans», qui paraît en 1958, qui au-delà du choc, impose la photographie de Robert Frank.

Cinéma. Puis il abandonne pratiquement la photographie pour passer au film puis à la vidéo: «Pull My Daisy» (1959), Cocksucker Blues (1972), «Keep Busy» (1975), «Life Dances On» (1979), «Energy and How to Get it» (1981), «This Song for Jack» (1983), «True Story» (2004).

Zurich. Robert Frank est revenu habiter Zurich depuis le milieu des années 80.

Le titre du film de Robert Frank est celui d’une chanson que les Rolling Stones, en fin de contrat avec Decca, avaient composé avec l’intention délibérée de provoquer leur maison de disque.

La chanson dût attendre 1983 pour apparaître – brièvement – dans une compilation destinée au marché ouest-allemand.

Internet en offre aujourd’hui plusieurs versions…

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