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Quand la minorité compte plus que la majorité

En théorie, tous les cantons sont égaux, mais en pratique, c'est une autre histoire. Keystone

Tous les électeurs suisses sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres, selon l'endroit où ils vivent. La garantie constitutionnelle de 1848 qui protège les minorités signifie que la volonté de la majorité est parfois rejetée. swissinfo.ch se demande si ce système est aujourd'hui dépassé

L’exemple le plus récent remonte au 3 mars dernier. Le peuple suisse devait se prononcer sur un amendement à la Constitution fédérale visant à améliorer les conditions de vie des parents souhaitant combiner travail et famille. Soutenu par le gouvernement, l’arrêté fédéral a été accepté par plus de 54% des votants, mais rejeté par une majorité de cantons.

Comme cet article imposait une modification de la Constitution, il devait en effet obtenir la «double majorité», celle du peuple suisse et celle des cantons.

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Les polices cantonales coopèrent mais fusionnent peu

Ce contenu a été publié sur «Au 21e siècle, cela peut sembler un peu incongru, mais le système est rôdé et éprouvé», explique Christophe Koller, chef de projet à l’Institut des hautes études en administration publique et responsable de la BADAC (base de données des cantons et des villes suisses). Roger Schneeberger, secrétaire général de la Conférence des directeurs cantonaux de…

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Cette situation met une nouvelle fois en relief le fait que les voix des électeurs dans certains cantons pèsent beaucoup plus que dans d’autres.

Le demi-canton rural d’Appenzell Rhodes-Intérieures – qui dispose d’une demi-voix quand la majorité des cantons est requise – compte moins de 16’000 habitants, alors que le canton de Zurich, avec 1,4 million d’habitants, ne peut prétendre qu’à une seule voix comme canton. Cela signifie qu’un citoyen d’Appenzell Rhodes-Intérieures pèse autant que 35 ou 44 citoyens zurichois, selon le mode de calcul.

L’échec de cet article sur la famille a provoqué une avalanche de commentaires dans les médias suisses, ainsi que des réflexions quant à l’équité du système confédéral, certains estimant qu’il était peut-être temps de le changer, compte tenu de l’évolution de la démographie. En 1850, le ratio en terme de population entre Appenzell Rhodes-Intérieures et Zurich était de un pour huit.

La répartition de la population en Suisse a considérablement changé depuis 1850.

La Suisse comptait à l’époque 2’392’740 habitants

Cette année-là, le demi-canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures – le plus petit de Suisse – avait une population de 11’270, et représentait 0,5% de la population. En 2010, la population était de 15’720, soit 0,2% de la population.

En 1850, la population du canton de Zurich était de 250’700, soit 10,5% du total. En 2010, elle était 1’373’100, soit 17,5% du total.

Fin 2008, la moitié de la population suisse vivait dans cinq cantons: Zurich, Berne, Vaud, Argovie et St-Gall.

Près des trois-quarts de la population vit dans les zones urbaines. Plus de gens vivent dans les six plus grandes villes que dans les douze plus petits cantons.

Source: Office fédéral de la statistique

Base historique

Ce qui peut sembler déraisonnable aujourd’hui, était parfaitement raisonnable lorsque la Confédération suisse a été créée en 1848, comme l’explique le politologue Wolf Linder: «La Suisse est née de la volonté fédéraliste des cantons. Ceux qui voulaient un Etat fédéral devaient offrir aux petits cantons un compromis pour les persuader de rejoindre la confédération. Ce fut le prix à payer. Vous aviez les cantons catholiques et les protestants, les francophones et les germanophones. L’idée du fédéralisme était de protéger les minorités, soit les catholiques et les francophones.»

Pour le démocrate-chrétien lucernois Ruedi Lustenberger, premier vice-président du Conseil national (Chambre basse du Parlement suisse), l’affaire est «gravée dans le marbre». Remettre en cause ce système équivaudrait à «trahir» la formule qui a convaincu les cantons conservateurs catholiques de rejoindre le nouvel Etat.

Le parlementaire est persuadé que le système ne doit pas être changé, même s’il a soutenu avec fougue l’article constitutionnel sur la famille.

Pour lui, l’argument démographique n’en est pas un: «Les frontières n’ont pas changé. Un canton, ce n’est pas seulement ses habitants. C’est aussi une région et une culture. Un point c’est tout!»

La Suisse est une nation multilingue et multiconfessionnelle issue d’une volonté politique commune.

Constituée en Etat fédéral en 1848, elle est, après les Etats-Unis d’Amérique, le plus ancien des deux douzaines d’Etats fédéraux que compte le monde.

La structure fédérale de la Suisse est construite sur trois niveaux politiques: la Confédération, les cantons et les communes.

La commune est la plus petite unité politique en Suisse. On en dénombre actuellement 2408.

Leur nombre tend toutefois à diminuer, certaines d’entre elles – les petites localités surtout – choisissant de fusionner afin de mieux assumer leurs tâches. Près d’une commune sur cinq a un parlement, notamment dans les villes.

Etats fédérés, les cantons sont égaux devant la Constitution fédérale. Ils jouissent d’une large souveraineté en comparaison internationale et disposent d’une grande autonomie dans plusieurs domaines: santé publique, formation et culture en particulier. Chaque canton a sa constitution, son parlement, son gouvernement et ses tribunaux.

Tiré de la brochure La Confédération en bref

La cohésion nationale

Mais le fait qu’une minorité puisse contrecarrer la volonté de la majorité ne met-elle pas en péril la cohésion de la Suisse ?

Wolf Linder souligne que, de toute manière, les divisions de la société sont de plus en plus profondes. Le politologue pointe en particulier le fossé entre le secteur des emplois manuels traditionnels, des petites entreprises en milieu rural travaillant pour le marché intérieur, et celui des industries de services, comme les banques et les assurances, qui travaillent à l’international.

«Cela crée des mentalités nouvelles et de nouveaux intérêts à défendre, souligne Wolf Linder. Lors des votations nationales de ces 20 dernières années, nous avons vu grandir les lignes de fractures  entre les villes et les campagnes. C’est un danger pour la cohésion nationale. Il devient de plus en plus difficile de faire passer des mesures qui apportent de réels progrès et qui assurent une bonne vie sociale.»

Ruedi Lustenberger est moins pessimiste: «Nous devons prendre au sérieux les différentes mentalités. Il ne faut pas mettre en danger la cohésion nationale. Mais en Suisse, tout le monde appartient à une minorité, et personne ne se trouve dans une majorité.»

De nouvelles idées

Puisque tant de pouvoir est dévolu aux cantons, les perdants peuvent adopter des mesures au niveau cantonal, s’ils le veulent.

«C’est le grand avantage du système fédéral, souligne Wolf Linder. Tout le monde peut vivre selon ses propres préférences, les cantons ruraux avec moins de protection de la famille, les agglomérations avec plus de mesures en sa faveur.»

De nombreuses propositions ont été avancées quant à la façon de rendre le système plus équitable pour les grands cantons, tout en préservant la protection des plus petits. Ce qui implique soit de redistribuer le poids des voix en fonction de la taille des cantons soit de changer la proportion des cantons nécessaires pour atteindre la majorité, en passant par exemple de la moitié aux deux-tiers des voix.

Dans un article publié dans le Bund et le Tages-Anzeiger, le politologue Mark Balsiger, de l’agence de communication Border Crossing, a écrit que la question de la majorité des cantons n’était pas sacrée: «L’une des caractéristiques d’une démocratie vivante, c’est qu’elle puisse se remettre en question en permanence. Cette qualité a fait la réussite de notre pays.»

Cela dit, tout le monde est conscient de la difficulté à changer le système, comme le souligne Wolf Linder: «Les villes sont naturellement favorables au changement. Mais les petits cantons sont contre. Si vous désirez un changement, vous avez besoin de changer la Constitution, et les petits cantons s’y opposeront. Il n’y a pas de solution.»

Les lois votées par le Parlement peuvent être contestées si les opposants réunissent 50’000 signatures dans les 100 jours suivant la publication de la loi. C’est un référendum.

Si la nouvelle loi entraîne une modification de la constitution, elle doit être soumise aux électeurs: il s’agit d’un référendum obligatoire.

Lorsque les groupes d’intérêt proposent une nouvelle législation, ils le font au travers d’une «initiative populaire» qui aboutit à une modification de la Constitution. Pour être soumise au vote populaire, celle-ci doit réunir 100’000 signatures en 18 mois.

Tant le référendum obligatoire que l’initiative doivent être accepté non seulement par une majorité de la population, mais aussi par la majorité des cantons, soit la double majorité.

Sur les 585 votations populaires qui se sont tenues depuis 1848, 9 ont obtenu une majorité du peuple et une minorité des cantons.

Le premier cas était un référendum sur les poids et mesures, en 1866, le suivant qui s’est déroulé 89 ans plus tard portait sur la protection du consommateur. Dans ces deux cas, la majorité populaire était très mince. Les sept autres cas ont tous eu lieu depuis 1970.

Sur les 129 initiatives populaires qui ont fait l’objet d’une votation au cours des dernières décennies, douze seulement ont été acceptées, soit moins d’une sur dix. La très grande majorité des initiatives ont recueilli moins de 50 % des voix et ont donc été rejetées.

Les initiatives populaires ne sont toutefois pas vaines. Les propositions qu’elles contiennent suscitent souvent un large débat et finissent par être reprises, du moins en partie, dans des lois.

(Traduction de l’anglais: Frédéric Burnand)

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