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Des chantiers conjugués au masculin

Les mineurs donnent souvent un nom féminin aux énormes machines qui creusent les tunnels. Keystone

Les femmes travaillant sur les chantiers des tunnels des Nouvelles transversales alpines sont rares. C'est ce que révèle un ouvrage coécrit par l'historienne Elisabeth Joris.

Entre Sainte Barbe, patronne des mineurs et la prostitution, la présence des femmes sur les sites des NLFA tient davantage du cliché que de la réalité. Entretien.

swissinfo: Quels sont les aspects les plus frappants de vos recherches sur plus d’un siècle d’histoire de la construction des tunnels en Suisse?

Elisabeth Joris: D’abord la complexité des liens sociaux que tisse la communauté des travailleurs, dans un contexte provisoire par définition. Il y a surtout l’importance du rôle des femmes, en tant que main-d’œuvre, mais aussi à l’arrière plan de l’activité des hommes: au cours des décennies, celle-ci s’est estompée jusqu’à quasiment disparaître.

En me plongeant dans cet univers, je me suis aperçue que seules les questions techniques et financières sont prises en considération, au détriment des aspects humains et sociaux. Et cela quand bien même les NLFA sont réputées être le chantier du siècle.

swissinfo: Aujourd’hui, les femmes sont actives dans tous les métiers. Pourquoi les portes des chantiers, ceux des NLFA en particulier, leur restent-elles fermées?

E.J. : Le marché du travail divise encore et toujours les deux sexes. Même si les écoles polytechniques fédérales déploient d’importants efforts pour attirer les femmes vers les métiers techniques, certaines professions restent presque exclusivement l’apanage des hommes.

A cela s’ajoute que nous avons l’image d’un métier de mineur astreignant et pénible sur le plan physique, ce qui n’est plus tout à fait vrai. Il y a aussi le caractère provisoire de ces grands chantiers, qui génèrent une forme de nomadisme professionnel. Or une grande partie des femmes restent le pilier central de la structure familiale.

swissinfo: L’évolution de la mobilité y est aussi pour quelque chose, non?

E.J. : Effectivement. Avant, des épouses, filles ou sœurs accompagnaient les hommes sur les chantiers lointains. Elles parvenaient à y exercer une activité de second plan: cuisinière, femme de ménage, vendeuse ou laveuse.

Aujourd’hui, la voiture, les liaisons ferroviaires rapides et même les compagnies aériennes low cost ont bouleversé les anciens paramètres. Dès qu’un mineur dispose de quelques jours de congé, il part vite retrouver les siens.

swissinfo: Il y a bien quelques femmes sur les chantiers des NLFA?

E.J. : Oui, mais elles sont très rares et plutôt présentes sur le versant sud du chantier de base du Gothard. Je pense notamment à cette conductrice de camion ou à une ingénieure, toutes deux au Tessin.

Mais, il n’y a pas une seule femme mineur sur l’ensemble des sites des futures NLFA. Et puis, il y a ces vieux clichés qui persistent, comme celui qui veut que la présence des femmes apporterait le malheur sur les chantiers…

Rappelons toutefois que les tunnels ne sont pas qu’une affaire souterraine. Une partie importante des travaux se déroule en surface. Et c’est là que les femmes trouvent le plus souvent des emplois, dans les cantines, les kiosques, mais aussi dans la communication ou comme guide de chantier. Et bien sûr, dans la prostitution…

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swissinfo: Sur le terrain politique aussi, on s’aperçoit que les femmes sont rares lorsqu’on aborde la question des NLFA.

E.J. : Là encore, se reflète le cloisonnement entre les domaines propres à chacun des deux sexes. En politique, les femmes sont très présentes dans les enjeux de politique sociale, culturelle ou de la formation. Les questions financières et les grandes infrastructures techniques restent l’apanage des hommes.

swissinfo: Retournons sous terre pour parler des tunneliers, ces énormes machines qui creusent les entrailles de la terre. Elles portent souvent des noms de femmes.

E.J. : La machine sur le chantier d’Uri a été baptisée «Gabi», parce Gabi Hutter, membre du gouvernement d’Uri, est la marraine du chantier. Ces tunneliers portent des noms féminins en lien avec les pays où ils sont installés ou encore en raison de la forte présence d’ouvriers d’une certaine nationalité, comme «Sissi» pour les mineurs autrichiens.

On peut y voir aussi une connotation érotique. Le fait de percer et d’explorer une montagne encore vierge est un acte hautement symbolique qui ne va pas sans rappeler la tension et la peur qui peut caractériser le premier acte sexuel d’une femme.

swissinfo: A l’opposé, il y a tout de même une figure féminine très présente, c’est Sainte Barbe, la patronne des mineurs.

E.J. : Sainte Barbe doit protéger les travailleurs des dangers de la montagne et du chantier, qui restent très nombreux (NDLR: les NLFA ont déjà causé la mort de 7 mineurs). L’importance de Sainte Barbe, célébrée le 4 décembre, s’explique notamment par le fait que durant plusieurs décennies, la grande majorité des mineurs travaillant chez nous, provenait du sud de l’Italie.

swissinfo: Ce paradoxe, entre la sainte et les prostituées, que l’on imagine nombreuses dans les régions des chantiers, ne vous surprend-il pas un peu?

E.J. : On oscille entre la tentation et la pureté, entre Eve et Marie. Oui, il s’agit d’un paradoxe mais, qui s’inscrit dans une certaine continuité culturelle. Il est vrai que la prostitution est présente à proximité des chantiers mais, tant qu’aucune étude n’aura analysé le commerce du sexe en marge des NLFA, je préfère ne pas m’exprimer sur le sujet.

Ceci dit, je suis convaincue que le phénomène ne disparaîtra pas avec l’inauguration des tunnels, au Tessin comme en Valais. Tant que les travaux se poursuivent, la clientèle locale peut au moins laisser croire que la prostitution ne concerne que les travailleurs des chantiers.

Interview swissinfo, Nicole della Pietra

Elisabeth Joris est historienne, elle est coauteur du livre «Tiefenbohrungen. Frauen und Männer auf den grossen Tunnelbaustellen der Schweiz, 1870-2005», Baden 2006, 268 pages. La recherche a été réalisée à la demande de Pro Helvetia.

D’origine valaisanne, elle vit depuis une quarantaine d’années à Zurich.

Elle est chargée scientifique du projet T.room, le projet Internet interactif lancé par la Fondation suisse pour la culture, Pro Helvetia.

T.room porte sur les chantiers des NLFA au Gothard et au Lötschberg et fait partie de l’initiative culturelle Gallerie 57/34.6 km.

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