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Deux plumes au-delà de la présidentielle en Haïti

Après le premier tour du 28 novembre dernier, environ 4,7 millions d'électeurs sont attendus aux urnes dimanche pour élire un successeur à René Préval. Keystone

Après de longues tergiversations, Haïti vote dimanche lors du deuxième tour de la présidentielle. Ce qui ne changera pas grand-chose, juge l’écrivain Frankétienne. Avec son confrère Dany Laferrière, il remet quelques pendules à l’heure, en marge de la Semaine de la francophonie à Genève.

Dany Laferrière est installé depuis plus de 35 ans à Montréal mais plusieurs de ses proches vivent en Haïti. Frankétienne n’a jamais quitté longuement son île, sauf pour un séjour de trois mois au Japon. Un an après le séisme de janvier 2010, si leur perspective est différente, leurs constats ne le sont pas forcément.

swissinfo.ch: Que suscite en vous la situation actuelle en Haïti?

 

Dany Laferrière: Je vois le tissu qui ne s’est jamais rompu et les gens qui, depuis deux cents ans, vivent. Ils ne survivent pas, ils vivent leur vie. Il y a des hauts et des bas, ils continuent, ils en ont connu d’autres.

A ce moment précis, un jeune homme découvre peut-être qu’il sait lire ou qu’il sait écrire, une jeune fille qu’elle sait chanter, danser, ou qu’elle peut devenir présidente. Les gens ne sont pas globalement vus, globalement pris. Ils sont dans leur quotidien. C’est pour cela aussi que je suis plutôt romancier qu’essayiste, parce que précisément, pour moi, la vie est bouillonnement, il faut entrer dans le ventre, il faut se mouvoir à l’intérieur de la vie.

Je pense qu’il ne faut pas pleurer pour Haïti. Je pense que ce pays a beaucoup plus besoin d’énergies que de larmes.

swissinfo.ch: Le deuxième tour de la présidentielle a lieu dimanche. Quelles attentes, quel espoir à partir de là?

 

Frankétienne: Je n’ai aucune attente. Cela ne changera pas grand-chose. Haïti est marqué par trop de traumatismes et de problèmes, tous les types de problèmes. Nous expérimentons depuis deux siècles, malgré notre rupture avec le colonialisme et l’esclavage, un système usé. Je souhaite qu’un jour, ce système soit pulvérisé. Mais je ne le verrai pas et j’en sais la difficulté dans le contexte de la mondialisation.

Si je continue à créer, à vivre, si je n’ai pas choisi le silence ou le suicide, c’est que mon engagement est plus large, plus profond, fondamentalement terrien. Je constate que toute la planète est en crise. Ce que nous vivons en Haïti est insupportable parce que cela dure depuis deux siècles. Mais toutes les nationalités du monde ont en face d’elles le même ennemi: le vieux système, la grosse machine qu’on appelle mondialisation. On lui a donné un joli nom. Néocolonialisme, néolibéralisme, c’était un peu brutal.

swissinfo.ch: Après le séisme de janvier 2010, beaucoup espéraient que des leçons seraient tirées. En a-t-il été ainsi?

 

F.: On a eu un sursaut de solidarité, interne d’abord, qui a duré quinze jours. Et peu à peu, la communauté internationale a perdu sa fièvre d’aider Haïti. Les ONG occupent maintenant le haut du pavé et, de temps en temps, des émissaires viennent des Etats-Unis, du Canada, d’Allemagne.

Sans cracher sur cette aide, qui est utile car des gens crèvent de faim, ce n’est pas ça qui va sauver Haïti. Il faut aussi aider les producteurs, les hommes qui sont dans la création, ceux-là qui ont des entreprises qui ont été laminées. La communauté internationale se comporte aujourd’hui comme un vilain médecin, qui s’arrange pour que le malade ne meure pas mais qui ne le guérit pas non plus. Ce qui lui permet de rester à son chevet.

D.L.: La réalité humaine est tragique souvent et Haïti est en difficultés profondes et réelles. Le changement devrait se faire très vite. Mais, en réalité, dans la vie de tous les peuples, les changements prennent du temps. Il faut attendre. On ne refait pas une ville et une vie d’un coup de baguette magique. Il est même criminel de se montrer plus impatient que les Haïtiens eux-mêmes. Il faut se calmer et se demander soi-même si on a changé, si quelque chose s’est passé dans notre vie.

swissinfo.ch: Hors d’Haïti, on a souvent tendance à parler à son propos d’une malédiction. Votre position là-dessus?

 

D.L.: C’est ridicule, du simple point de vue sémantique déjà. Si on est maudit, on devrait l’être pour une raison très sérieuse. Il s’agit de drames qui ont des explications. Un séisme a des explications. Un peuple affamé, on n’a pas besoin de longues études pour comprendre les raisons de sa situation. Une situation politique cahoteuse, en folie, il n’y a rien de fou, précisément. Ce sont les mêmes vieilles batailles de classes sociales.

Ce qui se passe en Haïti peut se passer n’importe où. Cela se passe d’ailleurs. Seulement, il y a des pays qui ont un minimum de vie, qui ont à manger, à boire. Cela leur évite une cascade de crises. Mais le monde est en crise, toutes sortes de crises.

Depuis quelques années, on met l’accent sur les crises matérielles. Peut-être avec raison. Pourtant, il y a aussi les crises morales, les crises spirituelles, il y a le monstre de l’ennui qui guète.

Il y a des peuples dont l’imaginaire a le cancer. Dans certaines sociétés occidentales, ou en Afrique, on voit une sorte de stagnation totale, les gens se sentent démunis. Ils auraient le goût de sortir dans la rue et de hurler. Mais leur éducation leur empêche le moindre débordement. Ils retiennent leur cri, ils sont mangés à l’intérieur. Il y a des cris qu’on n’entend pas mais qui auraient intérêt à être entendus, parce que les gens en ont le cancer.

F.: Je récuse totalement cette idée de malédiction. C’est trop facile. Haïti a traversé des paysages bouleversés, tourmentés, accidentés, l’indignité de l’esclavage, et puis la solitude dans la sortie de l’esclavage, avec le blocus contre Haïti. On a considéré Haïti à l’époque comme une anomalie, comme une menace, nous avions donné le mauvais exemple: rompre avec un système hégémonique.

S’ajoute à ces difficultés l’irresponsabilité de nos élites, quelque soit leur couleur de peau, qui est une superficialité qui cache les problèmes de fond. Il y a eu absence de projet national. Nous n’avons jamais été une nation. Aujourd’hui, l’Etat, vieux de deux siècles, moribond, n’a pas résolu les problèmes et s’est effrité.

Nous sommes dans un vide, occupé par la communauté internationale et les pays dits amis d’Haïti. Nous ne gérons absolument rien. Tout se décide à Washington. Ce n’est pas une malédiction, c’est explicable historiquement, à partir de paramètres économiques, sociologiques, politiques, historiques.

 

swissinfo.ch: On a vu des religieux protestants américains en Haïti mettre l’épidémie de choléra sur le compte du vaudou, engendrant ainsi des violences à l’encontre de prêtres vaudou. Qu’est-ce que cela vous dit?

F.: Cela me dit que j’ai raison d’être inquiet. Je suis un privilégié et je ne suis pas dans la situation totalement malheureuse de mon peuple. Mais je vous assure que je suis très inquiet depuis les premières secousses du séisme. Je n’ai entendu que des «Jesus», des «Jésus», des «alléluia!». Des «Bon Dieu venez me sauver!».

Pendant longtemps, on a présenté Haïti comme le fief du vaudou, le dernier lieu où le vaudou demeure encore vivace. Je vis dans un quartier populaire, mais jamais je n’ai entendu une invocation, une prière faite à Agoué, à Damballah ou à Legba. Les dieux tutélaires sont absents, et cela traduit un fait énorme: l’affaissement de la grande plateforme de résistance de mon peuple. Sa culture est en danger.

Après le premier tour du 28 novembre dernier, environ 4,7 millions d’électeurs sont attendus aux urnes dimanche pour élire un successeur à l’actuel président René Préval.

Ce duel final met aux prises l’ancien chanteur populaire Michel Martelly, souvent donné gagnant, et l’ex-première dame Mirlande Manigat.

Les Haïtiens éliront aussi un nouveau parlement. Les résultats définitifs seront proclamés le 16 avril.

Haïti a été ravagé en janvier 2010 par un violent séisme qui a fait quelque 250’000 morts.

Ecrivain, poète, auteur dramatique, peintre, chanteur et enseignant, Frankétienne est né en avril 1936. Monument de la littérature haïtienne, habitant de son île envers et contre tout, il est l’inventeur d’une œuvre riche et polymorphe, en français et en créole. Il a publié une quarantaine d’ouvrages dont les derniers titres sont: Corps sans repère, Amours, délices et orgues et Visa pour la lumière.

Figurant sur la liste des nobélisables sur proposition de l’Université Hitostubashi de Tokyo il y a sept ans, Frankétienne a écrit une pièce prémonitoire, Melovivi ou le Piège, jouée à Genève dans le cadre de la semaine de la Francophonie, autour de deux individus bloqués sous une dalle de béton après un séisme. «J’ai eu cette révélation le 15 novembre 2009. C’est arrivé deux mois après», indique-t-il.

Née en avril 1953, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, l’écrivain Dany Laferrière vit à Montréal après une enfance haïtienne. Haïti qu’il a quitté en 1976 après le meurtre d’un ami journaliste tué par les Tontons Macoute de Duvalier.

Dany Laferrière a obtenu en 2009 le Prix Médicis pour L’énigme du retour, en Haïti justement. Il a publié en début d’année Tout bouge autour de moi (Grasset), évoquant un carnet de bord impressionniste, tiré du séisme de janvier 2010.

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