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Andrea Caroni: «L’initiative sur la justice présente des lacunes flagrantes»

tribunal de grande instance à lausanne
Keystone/Gaëtan Bally

Le système judiciaire suisse n’est pas parfait, mais fonctionne très bien. Andrea Caroni, conseiller aux États libéral-radical (PLR / droite), combat l’initiative sur la justice soumise au vote le 28 novembre prochain. Dans un entretien, il explique ce que son adoption signifierait pour la plus haute juridiction du pays.

L’initiative sur la justice veut dépolitiser l’élection des juges au Tribunal fédéral. Aujourd’hui, les partis ont trop d’influence sur le processus, ce qui pose problème au regard de la séparation des pouvoirs. Andrea Caroni est avocat et vice-président du PLR Suisse. Le conseiller aux États d’Appenzell Rhodes-Extérieures a fondé le comité contre l’initiative sur la justice.

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Andrea Caroni
Keystone

swissinfo.ch: Monsieur Caroni, les initiateurs affirment que la désignation des juges fédéraux en Suisse pose un grave problème de séparation des pouvoirs. Que répondez-vous à cela?

Andrea Caroni: C’est exagéré et sans fondement. Vous devez savoir que l’initiateur [Adrian Gasser] a mené de nombreux procès en tant qu’entrepreneur et était probablement insatisfait de leur issue devant le Tribunal fédéral. À mon avis, il estime que le système est pourri, parce qu’il s’est souvent prononcé contre lui.

Quoi qu’il en soit, aucun système n’est parfait, mais le nôtre fonctionne très bien. Nous disposons d’une Cour suprême fédérale démocratique, très diversifiée, qui rend librement et indépendamment de nombreux jugements de grande qualité. Que voulez-vous de plus?

Vous-même avez souhaité rédiger un contre-projet à l’initiative sur la justice. Celle-ci touche-t-elle néanmoins un point sensible?

Bien sûr, des améliorations sont toujours possibles. En tant que président de la Commission judiciaire, qui prépare l’élection des juges fédéraux, je dirais que les processus peuvent être optimisés dans certains domaines. Nous pourrions, par exemple, prévoir un organe consultatif pour les élections particulièrement importantes, comme nous l’avons fait pour le nouveau procureur de la Confédération. De nouveaux instruments pourraient être également introduits pour structurer plus uniformément nos entretiens avec les candidats.

Les initiantes et les initiants ont le sentiment que les juges sont désormais politiquement à notre merci et que nous pouvons faire ce que nous voulons. Ce n’est pas le cas. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que nous recommandons toujours la réélection de tous les candidats et toutes les candidates, pour autant qu’ils n’aient pas commis de faute grave, ce qui n’arrive presque jamais. Nous nous sommes donc demandé si nous voulions formaliser encore plus clairement cette pratique, par exemple par une réélection automatique tant qu’aucune motion ne s’y oppose. Cela aurait été une opération de réglage fin possible.

Finalement, nous avons décidé de ne pas soumettre de contre-proposition. Lorsqu’il n’y a pas de réels problèmes, il n’est pas nécessaire d’intervenir. Nous avons une Cour suprême fédérale permanente depuis 1874. Depuis lors, il n’y a eu que trois cas de non-réélection. Deux fois, parce que les juges ne voulaient pas respecter les limites d’âge alors informelles – et désormais légales. La troisième fois, en raison d’un accident professionnel: le juge a été réélu une semaine après. Cela montre à quel point le système est incroyablement résistant aux jeux politiques.

Les critiques viennent également de l’étranger, notamment du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe, qui juge le système judiciaire suisse trop politisé. Que répondez-vous à cela?

À mon avis, le GRECO ne comprend pas vraiment la Suisse. Nous avons une structure politique complètement différente de celle de presque tous les autres pays. La plupart des États membres du GRECO ne connaissent pas notre démocratie consensuelle, au sein de laquelle toutes les forces jusqu’au Conseil fédéral sont intégrées.

Il en va de même avec les tribunaux. À l’image de la démocratie directe et semi-directe, toutes les opinions sont incluses autant que possible et cette diversité donne lieu à des organes judiciaires équilibrés dont les jugements sont largement acceptés par la population.

Par ailleurs, les juges ne se sentent pas brimés, mais au contraire renforcés par le système existant, car il leur donne une légitimité populaire indirecte via le Parlement. Pour eux, c’est un soutien, ce qui m’a été confirmé à maintes reprises lors de conversations personnelles. Et il n’est jamais question de pression de la part de leurs partis: on fantasme trop à ce sujet.

La représentation proportionnelle des partis dans l’élection des juges sert à représenter l’ensemble du spectre politique, dit-on. En Suisse, en revanche, seuls 7% environ de la population sont affiliés à un parti. N’est-ce pas problématique?

Cet argument est un écran de fumée. Il ne s’agit pas de cartographier les appartenances à un parti, mais les valeurs. Les partis ne sont en fin de compte qu’un moyen de les capturer. Nous prenons également en compte un certain nombre d’autres caractéristiques dans le processus de sélection: âge, sexe, région, parcours professionnel. Et, bien sûr, la langue, qui est d’ailleurs le seul point auquel le comité d’initiative a lui-même pensé.

De plus, il n’est pas nécessaire d’être membre d’un parti. Il suffit qu’une personne déclare son affinité à un parti politique pour que nous puissions la classer grosso modo sur l’échiquier politique. Dans notre paysage politique, il existe un parti pour pratiquement toutes les opinions. Et, dans le cas contraire, un nouveau parti serait probablement fondé rapidement.

L’initiative demande qu’une commission permanente d’experts et d’expertes nommée par le Conseil fédéral propose des juges à élire. Ne serait-ce pas un changement acceptable?

Il ne s’agit pas de savoir si le système actuel est parfait ou non, mais de déterminer si l’initiative actuelle l’améliore ou non. Et c’est précisément dans le cas de la commission que l’on peut constater des lacunes flagrantes. Pour le camp en faveur de l’initiative, nous toutes et tous, membres de la Commission judiciaire, sommes susceptibles d’être corrompus et de faire du sur-place. Or, le Conseil fédéral est censé sortir du chapeau un organe irréprochable. Comment doit-il être composé? Qui doit être nommé sur la base de quels critères? L’initiative ne dit rien à ce sujet, c’est une boîte noire.

La Commission judiciaire compte dix-sept parlementaires, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ce qui constitue un bon échantillon politique. Nous nous surveillons tous et travaillons de manière transparente. C’est bien différent de ce que ferait une commission d’experts et d’expertes sans légitimité démocratique et avec trop de pouvoir. En définitive, nos adversaires révèlent une conception très technocratique de l’État: le tirage au sort passe par une machine, la commission  n’est composée que d’«experts» et seul l’exécutif devrait pouvoir les nommer. C’est élitiste et cela ne correspond pas à nos institutions démocratiques et populaires.

Votre collègue de parti Beat Walti a déposé une initiative parlementaire qui veut abolir l’impôt de mandat, qui suscite la controverse. Saluez-vous cette initiative?

Cet impôt est largement surestimé et présenté à tort comme une manière d’acheter des fonctionnaires. Les contributions sont fixes et ne peuvent être augmentées par les juges: par exemple, pour accéder à un poste ou, à l’inverse, pour acheter un jugement. Il ne s’agit ni de corruption ni d’une façon d’acheter des fonctionnaires, mais simplement d’une contribution aux organisations qui aident à organiser la vie politique dans ce pays – en grande partie bénévolement.

Soit dit en passant, les partis peuvent décider de cet impôt ou non. Il n’existe pas de loi à ce sujet. Au PLR, ces contributions représentent une part minime du budget; nous avons les montants les plus bas. Avec un revenu annuel de 365’000 francs, un juge fédéral ne remarque pas ces quelques francs. Mais pour couper court aux critiques et mettre un terme à cette question, le PLR a décidé de présenter cette motion.

L’initiative prévoit un tirage au sort pour décider qui, parmi les juges proposés, obtiendra le poste. Qu’en pensez-vous?

Je trouve cela très problématique. C’est totalement démotivant pour les juges. Ils peuvent avoir mené une carrière brillante et ne pas être élus, parce que le tirage au sort a sélectionné une autre personne peut-être moins qualifiée. Au lieu de désigner les meilleurs, nous laissons faire le hasard, qui est censé rendre de meilleurs jugements que les dirigeants politiques. En outre, plus personne ne garantit la diversité dans les tribunaux et quelques experts et expertes dans la commission posséderaient l’entier pouvoir. Il y a d’ailleurs un dernier point épineux concernant l’initiative, un élément quelque peu technique.

Lequel?

L’initiative ne porte que sur la procédure d’élection des juges du Tribunal fédéral. On a oublié que tous les autres tribunaux du pays resteraient dans le système précédent avec une représentation proportionnelle des partis. Si l’initiative était acceptée, nous n’aurions que le tirage au sort pour les 38 juges fédéraux, qui seraient tous liés à un parti en raison de leur carrière judiciaire antérieure.

Laissez-moi l’expliquer ainsi: nous avons une maison solide qui a résisté à l’épreuve du temps pendant près de cent cinquante ans. Nous pourrions peut-être la repeindre ici et là, mais elle n’a de manière générale pas besoin d’être rénovée. L’initiative, en revanche, veut la démolir entièrement et se contenter de poser un toit bancal.

Karin Stadelmann fait campagne pour l’initiative sur la justice. Dans un entretien, elle explique pourquoi:

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