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Le Gothard, atout et talon d’Achille de la Suisse

Keystone

L’éboulement qui a coupé début juin la ligne ferroviaire du Gothard, artère névralgique entre le Nord et le Sud du pays et de l’Europe, rappelle l’importance stratégique de cette liaison pour la Suisse. Une dépendance délicate.

Pour traverser les Alpes suisses en train ou par la route, il y a deux possibilités – lorsqu’on veut aller vite: par le Gothard, qui traverse le massif en Suisse centrale, avec une voie ferroviaire et un tunnel routier, ou par l’axe du Lötschberg-Simplon, par le tunnel ferroviaire ou la route du col, qui permettent, à travers les cantons de Berne et du Valais, d’arriver en Italie.

Le 5 juin, un éboulement dans le canton d’Uri a interrompu la ligne ferroviaire et elle le restera encore jusqu’à début juillet. L’accident rappelle aux Suisses à quel point ils dépendent de cette ligne.

«En Suisse, une partie relativement importante des marchandises est transportée sur le rail, ce qui différencie notre pays de nos voisins alpins», explique l’historien Kilian Elsasser, auteur d’un ouvrage sur l’histoire de la ligne ferroviaire du Gothard («Der direkte Weg in den Süden»).

Le passage du col du Brenner a certes aujourd’hui remplacé le Gothard en tant que principal axe routier de transit, grâce à une politique des transports très libérale en Autriche. Mais «en ce qui concerne le trafic ferroviaire, le Gothard est encore la voie de transit la plus importante pour traverser les Alpes», souligne l’historien.

Pas de réelle solution de rechange

Selon les Chemins de fer fédéraux (CFF), quelque 120 trains de marchandises empruntent chaque jour la ligne du Gothard. En 2010, ils ont acheminé au total 14,4 millions de tonnes de biens divers.

L’éboulement du 5 juin a forcé les CFF à trouver des solutions de rechange. Une partie des convois a été transférée sur l’axe du Simplon. Mais ce dernier, tout comme le Brenner, déjà surchargé, devront subir bientôt des travaux d’assainissement et les capacités sont insuffisantes. Le transfert sur d’autres passages alpins n’est donc pas une vraie option.

Le contournement – lointain – par le Mont Cenis, en France, n’est pas non plus une alternative, selon les experts. «Du point de vue de la technique ferroviaire, le Mont Cenis est doté d’équipements complètement différents», explique Ulrich Weidmann, professeur à l’Institut pour la planification des transports et les systèmes de transports de l’Ecole polytechnique fédérale (EPF) de Zurich. Selon lui, les pertes de revenus pour les CFF seront considérables.

Vital pour l’Italie

«Le Gothard est la ligne la plus courte entre Rotterdam et le bassin de la Ruhr d’une part, la Lombardie et Gênes d’autre part. C’est un axe vital pour le transport des marchandises, et il est essentiel pour l’industrie nord-italienne», confirme l’économiste des transports Rico Maggi, de l’Université de la Suisse italienne (USI) à Lugano.

Pour la Suisse également, l’interruption du trafic au Gothard a des conséquences. Plus d’un quart des marchandises qui y passent sont transportées entre la Suisse alémanique et l’Italie du Nord. Elles ont une grande importance pour le bien-être suisse, contrairement à celles qui ne font que traverser le pays.

A l’occasion d’une précédente interruption du trafic marchandises sur le rail, Rico Maggi a calculé les coûts du temps perdu et des détours pour les marchandises partant du Tessin et arrivant au Tessin.

«Plus l’interruption est courte, plus les entreprises se contentent d’adapter leur logistique», explique l’économiste. Ne s’ensuivent «que» des coûts supplémentaires pour les transporteurs. Rico Maggi estime que l’actuel blocage coûtera au plus 10 millions de francs.

«Il n’est pas juste de dire qu’une fermeture d’un mois causera d’importants dégâts pour l’économie au point que les entreprises remettraient en question l’endroit où elles veulent s’implanter», ajoute-t-il.

Projet controversé

En revanche, «le manque de fiabilité de la liaison» pourrait poser problème, enchaîne le professeur. Il faudra renforcer, à l’avenir, les possibilités de choisir d’autres voies de passage.

«Le problème, au Gothard, n’est pas que l’on se concentre sur un axe, mais que l’on ne veuille pas se doter de deux autres options complètes, soit un tunnel autoroutier à quatre pistes qui viendrait compléter le tunnel de base [ferroviaire] et la voie ferrée de montagne», lance le Tessinois.

Rico Maggi fait allusion à l’idée, récurrente, de construire un deuxième tube routier à travers le Gothard. Le Conseil fédéral doit prochainement s’exprimer à ce sujet. L’association des transporteurs et le Tessin souhaitent vivement ce deuxième tunnel.

L’association «Initiative des Alpes» y est en revanche résolument opposée. A l’origine de l’article constitutionnel accepté en 1994, qui exige le transfert des marchandises de la route au rail, l’association rappelle que le souverain a réitéré sa volonté en 2004, en refusant le contre-projet à l’initiative Avanti qui ouvrait la porte à la construction d’un deuxième tunnel.

Hupac AG, l’entreprise responsable du transfert des containers de marchandises des camions sur les wagons de train, craint que la fermeture de la ligne ferroviaire ne pousse les transporteurs à changer leur fusil d’épaule et à reprendre la route pour une longue période.

«Ces transporteurs n’ont pas choisi le rail pour sauver le monde mais parce que cela fait du sens pour eux, rétorque Rico Maggi. Ils reviendront donc sur le rail dès que cela sera possible, car les adaptations à court terme sont plus chères que le transport sur le rail.»

Importance à relativiser

Le Gothard se révèle donc être aussi un talon d’Achille pour la Suisse, «et il le restera», affirme Ulrich Weidmann. «Topographiquement, le terrain est difficile, mais il n’y a guère de possibilités de le contourner.» Toutefois, il faut quelque peu relativiser l’importance de cet axe, «dans le contexte du questionnement général de politique des transports qui a cours en Suisse.»

Le futur nouveau tunnel ferroviaire, qui doit ouvrir en 2016, promet une détente, ajoute le spécialiste de l’EPF. «Certains points d’accès resteront géologiquement sensibles, mais l’actuel tracé de montagne, qui pose aujourd’hui des problèmes, pourra être évité puisque le futur tunnel sera bien plus bas dans la roche.»

«Un nouvel axe verra le jour, conclut l’historien Kilian Elsasser. Il diminuera le risque de paralysie pour l’économie qui apparaît chaque fois que le tronçon est interrompu pour un certain temps.»

Le 5 juin à 9 heures du matin, plusieurs milliers de tonnes de pierres se sont décrochées au-dessus des voies de la ligne ferroviaire du Gothard, à Gurtnellen, dans le canton d’Uri.

Trois ouvriers ont été emportés, dont l’un ne fut retrouvé, sans vie, que plusieurs jours plus tard. Ils étaient occupés à assurer la paroi après un précédent éboulement.

Le 18 juin, un rocher de 2000 mètres cube a été dynamité au même endroit.

Selon les indications des Chemins de fer fédéraux (CFF), la ligne restera interrompue jusqu’au 2 juillet.

Vers 1230: Ouverture du Pont du diable au-dessus des gorges des Schöllenen

1830: Le carrosse postal transporte des voyageurs.

1882: Ouverture du tunnel ferroviaire de 15 kilomètres, le plus long du monde.

1980: Ouverture du tunnel routier de 17 kilomètres, le plus long du monde.

2016: Ouverture prévue du nouveau tunnel ferroviaire, qui sera, avec ses 57 kilomètres, le plus long du monde.

Au Moyen-Age, l’axe du Gothard n’avait qu’une importance régionale, explique l’historien Kilian Elsasser. La solde des mercenaires comptait davantage, à l’époque, que l’échange des marchandises.

Ce n’est qu’avec l’ouverture du tunnel ferroviaire, en 1882, que le Gothard a revêtu l’importance qui est toujours la sienne pour la Suisse. «La Suisse était entourée d’Etats puissants et il fallait trouver un rôle à la petite Suisse, au milieu de l’Europe, affirme l’historien. Le transit alpin à travers la Suisse neutre devint très utile pour l’Allemagne, la France et l’Italie.»

Finalement, la Suisse doit au Gothard – et aux banques – d’avoir pu rester en dehors du conflit armé lors de la deuxième guerre mondiale. Les travaux de la Commission Bergier, qui ont analysé en détail le rôle de la Suisse pendant la Deuxième guerre mondiale, l’ont bien montré, selon Kilian Elsasser.

«L’Allemagne nazie avait besoin d’une ligne de transit neutre à travers les Alpes vers l’Italie alliée, car le Brenner ne cessait d’être bombardé par les Américains et les Anglais.»

(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)

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