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Fonds Duvalier: ces millions que Berne ne parvient pas à confisquer

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L'ancien dictateur haïtien Jean-Claude Duvalier en 2013, lors de son audition par le tribunal à Port-au-Prince pour répondre de violation des droits humains durant son règne à la tête de l'État, entre 1971 et 1986. Keystone / Dieu Nalio Chery

Trente-quatre ans après la chute et la fuite de son dictateur, Haïti n’a toujours pas récupéré les avoirs que ce dernier et ses proches avaient accumulés en Suisse. Le destin d’un compte d’un ancien ministre, bloqué chez Credit Suisse depuis 2012, est encore loin d’être réglé, révèle un arrêt récent du Tribunal administratif fédéral (TAF).

Pendant quinze ans, entre 1971 et 1986, Jean-Claude Duvalier a plongé Haïti dans la terreur et siphonné au passage des millions de dollars pour financer son indécent train de vie. Les crimes commis par «Baby Doc» sont désormais enseignés dans les livres d’histoires. Mais la population haïtienne, elle, n’a toujours pas revu la couleur des dollars que le clan Duvalier avait dissimulés en Suisse.

La question occupe pourtant les autorités et les tribunaux depuis près de quarante ans. Le 12 juin 1986, Port-au-Prince demande l’entraide à la Suisse. Ce n’est qu’en 2002 que le Conseil fédéral décide de geler pour la première fois les fonds Duvalier identifiés dans des banques genevoises, vaudoises et zurichoises. Au total, 7,6 millions de francs sont séquestrés. En 2009, l’Office fédéral de la justice (OFJ) annonce que les fonds pourront être restitués… Mais le Tribunal fédéral (TF) invalide sa décision en 2010, suite à un recours des Duvalier.

En 2011, le Département des finances (DFF) persiste, et demande la confiscation des biens, confirmée par le TAF en septembre 2013. Mais à côté des comptes appartenant aux Duvalier eux-mêmes se trouvent aussi des millions placés en Suisse au nom de ceux que la presse haïtienneLien externe appelle les «barons de la dictature».

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Frantz Merceron, ancien ministre chargé de l’économie, des finances et de l’industrie de la République d’Haïti de juillet 1982 à décembre 1985, en faisait partie. Dans le rapport StFleurLien externe publié en 1987 par le ministre haïtien de la Justice, il est décrit comme le banquier des Duvalier, les aidant à détourner l’argent public et les accompagnant à l’étranger pour faire des achats.

Comme son président, Frantz Merceron avait placé ses millions en Suisse. En 2015, les SwissLeaksLien externe avaient d’abord révélé qu’il disposait d’un compte chez HSBC. Mais ce n’est pas tout: selon un arrêt du Tribunal administratif fédéral (TAF) daté du 17 septembre 2020, l’ancien ministre était également client de Credit Suisse à Genève.

Ce compte était contrôlé par Opaline Group Services SA, une société panaméenne créée en novembre 2000, soit quatre mois avant l’ouverture de la relation chez Credit Suisse. Plus de six millions de francs y avaient été versés en octobre 2001 depuis un autre compte, celui de la Fondation Opaline, basée au Liechtenstein.

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En réponse à une enquête du Monde diplomatiqueLien externe de 1986, qui décrivait la «privatisation de l’État» haïtien et les détournements de fonds systématiques de la dynastie Duvalier, Frantz Merceron s’était fendu d’une lettre au journal: «Les transferts qui me sont imputés dans votre article sont, pour le premier, de nature purement privée, s’agissant de fonds épargnés sur une longue période et pour lesquels des justifications ont été données, et pour le second strictement imaginaires et dénués du moindre élément de preuve».

En 2005, Frantz Merceron décède brutalement. Sa veuve Muriel devient l’ayant-droit du compte chez Credit Suisse, qui abrite encore plus de quatre millions d’euros en 2011. Le Conseil fédéral décide de bloquer ce compte en 2012, ce que le Tribunal fédéral valide malgré le recours de Muriel Merceron et d’Opaline Group Services SA.

Début 2020, le pas est enfin franchi: le Département fédéral des finances ouvre la voie à la restitution des avoirs de Frantz Merceron à Haïti en ordonnant la confiscation de ces millions. Mais voilà: Muriel Merceron décède le lendemain de cette décision.

Sa succession fait alors appel de cette confiscation, aux côtés de la Panaméenne Opaline Group Services SA. Les juges de Saint-Gall viennent de les débouter, en précisant que les avoirs confisqués sont au nom d’Opaline, et en écartant la succession Merceron de la procédure.

Selon les informations du registre du commerce panaméenLien externe, le gérant de fortune Arturo Fasana et l’avocat genevois Dante Canonica sont tous deux directeurs d’Opaline Group Services SA. La société, ainsi que la succession de Muriel Merceron, sont défendues par Laurent Moreillon.

* Fondée par les journalistes d’investigation Marie Maurisse et François Pilet, Gotham CityLien externe est une newsletter de veille judiciaire spécialisée dans la criminalité économique.

Chaque semaine, elle rapporte à ses abonnés les cas de fraude, corruption et blanchiment en lien avec la place financière suisse, sur la base de documents de justice en accès public.

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