Des perspectives suisses en 10 langues

Lafarge et Saint-Gobain: deux Français empêtrés dans la fondue suisse

Bruno Lafont, à droite, président et directeur général de Lafarge, entérine la fusion avec le géant du ciment suisse Holcim, représenté par son président Rolf Soiron, en avril 2014. Un mariage qui s'est finalement avéré plus mouvementé que prévu. Keystone

Lafarge et Saint-Gobain ont eu l'occasion de se marier et de vivre heureux ensemble. Ces deux poids lourds du CAC 40 ont préféré chercher leur bonheur en Suisse. Ils croyaient l’avoir trouvé avec Holcim et Sika, respectivement. Aujourd’hui, ils pataugent dans la fondue. Rappel des faits. 

«Je leur ai proposé à trois reprises de fusionner avec nous. Mais ils ont préféré devenir suisses avec Holcim», a regretté récemment l’ancien patron de Saint-GobainLien externe, Jean-Louis Beffa. Spécialisé dans les matériaux de construction et dans la distribution avec des enseignes comme Lapeyre, Saint-Gobain était un bon parti.

Un chiffre d’affaires annuel de plus de 40 milliards d’euros, une histoire de 350 ans initiée avec la prestigieuse  Galerie des glaces à Versailles et une présence aux quatre coins du globe. Un époux peut-être un peu trop obèse au goût de LafargeLien externe, dont la dot n’atteint que 15 milliards d’euros. 

Plus

Le directeur général du cimentier français Bruno Lafont a préféré faire les yeux doux au groupe suisse HolcimLien externe. Sur le papier, les deux groupes ont à peu près la même taille, une répartition géographique complémentaire et le courant passait plutôt bien entre le patron parisien et le président d’Holcim Rolf Soiron, parti à la retraite entretemps.

Des examens d’entrée?

Le jour des fiançailles officielles, le 7 avril 2014 à Paris, Bruno Lafont aurait pu se douter que tout n’allait pas tourner aussi rond qu’une bétonnière. «Je suis complètement convaincu que M. Lafont passera tous les examens et que nous aurons un directeur général», avait expliqué le président d’Holcim. Des examens d’entrée? Ce n’était donc pas gagné pour Bruno Lafont.

Econduit par le cimentier, Saint-Gobain a trouvé la belle de ses rêves du côté de Zoug. A la mi-décembre, son directeur général Pierre-André de Chalendar a annoncé qu’il passait la bague au doigt du groupe chimique suisse SikaLien externe. «Il y a cinq ans que j’en rêvais», s’était-il félicité le matin où il a révélé l’affaire. Il prenait astucieusement le contrôle de la société suisse en ne rachetant que 16,1% des actions détenues par la famille Burkard-Schenker, les héritiers des fondateurs de Sika, qui disposent de plus de 50% des voix. Prix de cette bonne affaire: 2,75 milliards de francs suisses. Avantage: pas besoin de lancer une offre publique d’achat, beaucoup plus coûteuse.

Pour les deux groupes français, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais Saint-Gobain a découvert dans les minutes qui ont suivi le feu d’artifice de l’acquisition de Sika que sa future belle-famille ne voyait pas d’un bon œil l’arrivée de Saint-Gobain. La direction du groupe zougois s’est déclaré immédiatement opposée à cette opération.  

«Il doit y avoir des éléments émotionnels que je ne maîtrise pas», a relativisé Pierre-André de Chalendar, avec une certaine condescendance. Il s’attendait à ce que les Suisses finissent par revenir à la raison. Quatre mois plus tard, ce n’est toujours pas le cas. Saint-Gobain a d’abord tenté de rassurer. «Nous ne sommes pas un groupe français comme les autres. Nous ne sommes pas centralisés, nous laissons de l’autonomie aux différentes sociétés qui font partie de la Compagnie», le nom que donnent à la vénérable société française ses employés et ceux qui sont passés dans ses services.

Rien n’y fait. La bataille entre la direction de Sika et les héritiers se poursuit aujourd’hui devant les tribunaux et la possibilité d’une acquisition au premier semestre, comme prévu initialement, est en train de fondre comme neige au soleil. Lundi, le Tribunal cantonal de Zoug a donné raison à la direction de Sika sur la question de la limitation du droit de vote, selon un communiqué du groupe zougois de spécialités chimiques. Cette décision limite considérablement les chances que le groupe français prenne le contrôle de Sika. Le «petit Suisse» ne se laisse pas gober, comme titrait l’hebdomadaire Challenge, avec les clichés habituels qui sévissent dans la presse française quand elle aborde des sujets helvétiques.

Révision du prix des actions

Du côté de Lafarge, Bruno Lafont a constaté la semaine dernière que la fondue moitié-moitié qu’il préparait avec Holcim, une fusion entre égaux, avait un goût de Gruyère beaucoup plus prononcé que d’Emmental français. Sans qu’il n’ait rien vu venir, ses amis suisses lui ont signifié qu’ils ne voulaient plus de lui à la tête du groupe dans une lettre où ils réclamaient également une révision à la baisse du prix des actions de Lafarge pour mieux refléter l’évolution divergente des titres des deux groupes sur les marchés.

Contenu externe

Comparé à Bonaparte dans la presse zurichoise, ce qui n’est pas forcément un compliment comme en France, sa gestion personnalisée et centralisée a été remise en cause. Lui, l’un des principaux architectes du projet de créer un géant mondial du béton, pesant près de 35 milliards de francs suisses, se retrouvait sur la touche.

La Suisse, pas une terre promise

«Si Holcim avait voulu tuer le deal, il ne s’y serait pas pris autrement», s’est plaint un proche du cimentier français. S’en prendre au directeur général français, en froissant son ego, c’était prendre le risque de rompre les fiançailles. Une opération coûteuse! Les dédommagements se seraient élevés à 500 millions d’euros. Même avec un franc suisse au sommet de sa forme, c’était périlleux.

Au bout de quatre jours de tractations, un compromis très helvétique a été trouvé. Bruno Lafont a sauvé sa peau en devenant co-président du futur groupe. Il aura le privilège de désigner le directeur général. Quant aux actions, ce ne sera plus la parité. Pour dix titres, les actionnaires de Lafarge n’en recevront que 9 d’Holcim. La Suisse n’est manifestement pas une terre promise pour le CAC 40.

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision