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Le scandale autour de l’ancien roi d’Espagne a des ramifications en Suisse

un homme et une femme
Juan Carlos baise la main de la présidente de la Confédération de l'époque, Micheline Calmy-Rey, lors d'une réception officielle en Suisse en 2011. Keystone / Lukas Lehmann

Les soupçons de corruption à l’encontre de l’ancien roi d’Espagne, Juan Carlos, font aussi l’objet d’investigations en Suisse. Madrid a envoyé une demande d’entraide judiciaire à Berne.

Juan Carlos, ancien roi d’Espagne, est empêtré depuis plusieurs années dans une affaire de corruption. Il est soupçonné par la justice espagnole d’avoir reçu en 2018 cent millions de dollars du roi Abdullah bin Abdulaziz, alors au pouvoir en Arabie saoudite. D’après les médias, il pourrait s’agir d’un pot-de-vin lié à la construction d’un train à grande vitesse entre Médine et La Mecque. En 2011, le mandat aurait été attribué à un consortium espagnol, semble-t-il par l’intermédiaire de Juan Carlos.

D’après le journal La Tribune de GenèveLien externe, les 100 millions de dollars «ont été discrètement déposés sur un compte de la banque privée Mirabaud au nom de la fondation Lucum, une entité panaméenne dont Juan Carlos 1er était l’unique bénéficiaire.» En 2012, le roi d’Espagne aurait retiré l’essentiel de la somme restant — 65 millions de dollars environ — pour l’offrir à son ancienne maîtresse, Corinna Larsen. «L’argent a été placé dans la filiale d’une autre banque genevoise, aux Bahamas», écrit La Tribune de Genève.

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Le Ministère public genevois enquête depuis 2018 sur ces transactions, indique le journal genevois, pour «soupçons de blanchiment d’argent aggravé». La procédure pénale aurait conduit jusqu’ici à la mise en prévention de trois personnes: un avocat genevois et un dirigeant de la société financière Rhône Gestion, qui administraient la fondation Lucum, ainsi que la princesse Corinna Larsen. La banque Mirabaud figure aussi parmi les prévenus, précise La Tribune de Genève. Une enquête se déroule également côté espagnol.

Le procureur genevois en charge des investigations, Yves Bertossa, a déclaré à swissinfo.ch qu’il ne ferait aucun commentaire sur les enquêtes en cours. Les quatre prévenus bénéficient bien évidemment de la présomption d’innocence.

2003: Début de l’histoire d’amour entre Juan Carlos et Corinna Larsen.

2008: Création de la fondation Lucum à Genève, avec son siège au Panama et un compte auprès de la Banque Mirabaud de Genève, sur lequel seront versés les 100 millions de dollars reçus d’Arabie saoudite.

2011: Attribution du projet de construction du train à grande vitesse Médina-Mecque à un consortium de 12 entreprises espagnoles. Un contrat historique d’une valeur de 6737 millions d’euros.

Avril 2012: Scandale au Botswana. Juan Carlos est ramené chez lui par avion après une fracture de la hanche. On apprend que le roi était en safari alors que le pays traversait une grave crise économique. La photo du roi posant avec un éléphant mort fait le tour du monde et sa relation avec Corinna Larsen est révélée.

2012: Le compte de la fondation Lucum auprès de la banque Mirabaud est fermé. Les 65 millions d’euros sont transférés sur un compte détenu par Corinna Larsen dans une filiale d’une autre banque genevoise aux Bahamas.

2013: La princesse Cristina, fille cadette de Juan Carlos, s’installe à Genève.

2 juin 2014: L’abdication du roi en faveur de son fils Felipe est annoncée. Elle entre en vigueur le 19 juin 2014.

2018: La presse espagnole révèle des enregistrements secrets dans lesquels Corinna Larsen affirme que Juan Carlos a caché de l’argent en Suisse. La conversation a été secrètement enregistrée à Londres en 2015.

2018: Le Ministère public genevois ouvre une enquête sur les transactions de la fondation Lucum pour «soupçons de blanchiment d’argent aggravé».

Septembre 2018: La justice espagnole clôt l’enquête contre Corinna Larsen par manque de preuves évidentes.

Juillet 2020: L’Espagne reçoit les premiers documents de la Suisse à la suite de sa demande d’entraide judiciaire.

27 juillet 2020: La justice espagnole rouvre l’enquête contre Corinna Larsen et la cite à comparaître le 8 septembre, selon les médias.

3 août 2020: Le roi quitte l’Espagne. Par l’intermédiaire de ses avocats, il annonce qu’il reste à la disposition de la justice.

Juan Carlos pourrait-il être condamné par la justice?

Juan Carlos était roi d’Espagne jusqu’en juin 2014. Après plusieurs scandales, il a laissé son trône à son fils Felipe. D’après la Constitution espagnoleLien externe, «la personne du Roi est inviolable et n’est pas soumise à responsabilité». Ce qui signifie que le monarque jouit d’une immunité absolue face à la justice.

L’avocat Ignasi Guardans, professeur émérite de droit privé international en Espagne et ancien membre du Parlement européen explique: «L’avis qui prévaut parmi les juristes espagnols est que Juan Carlos ne peut pas être poursuivi pour des délits datant d’avant juin 2014.» Toutefois, certains délits ont pu se poursuivre après juin 2014. La question de l’ouverture d’un procès en Espagne à l’encontre de Juan Carlos reste donc ouverte. L’ancien roi vient d’annoncer sa volonté de quitter le pays, mais il a précisé qu’il restait à l’entière disposition de la justice.

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L’immunité de Juan Carlos s’applique-t-elle aussi en Suisse?

«D’après les principes du droit international, l’immunité garantie par sa propre Constitution est aussi valable à l’étranger. La Suisse doit donc respecter ce que dit la Constitution espagnole sur l’inviolabilité du roi», déclare Ignasi Guardans.

Cependant, selon le professeur de droit à l’Université de Zurich Frank Meyer, la loi espagnole n’a aucun effet direct en Suisse. Juan Carlos pouvait bénéficier d’une «immunité de fonction» lorsqu’il était roi, «mais cette immunité est liée à sa fonction d’agent public de l’État, elle ne s’applique donc pas s’il a agi en tant que personne privée», ajoute Frank Meyer.

Pour clarifier ces aspects, il faudra d’abord que les enquêtes déterminent les faits retenus et les périodes concernées. Mais pour le professeur zurichois, «l’immunité ne s’appliquerait pas d’office en cas d’actions ultérieures de blanchiment d’argent».

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Comment la Suisse peut-elle aider l’Espagne?

«Le 19 février 2020, nous avons reçu de la part de l’Espagne une demande d’entraide judiciaire dans cette affaire, informe Sonja Margelist, de l’Office fédéral de la justice. Le 9 mars, cette demande a été déléguée au Ministère public genevois pour exécution.» Ce dernier n’a pas souhaité répondre aux questions de swissinfo.ch.

D’après les médias espagnols, le Parquet genevois a déjà envoyé une partie des documents à Madrid le 1er juillet dernier. Selon le quotidien El PaísLien externe, ces preuves montrent que 65 millions de dollars ont été transférés du compte suisse de la fondation Lucum vers un compte appartenant à Corinna Larsen.

Grâce à une demande d’assistance administrative du Ministère public genevois à l’Espagne, de nombreux détails ont pu être révélés. Madrid a même rouvert une procédure à l’encontre de Corinna Larsen, qui avait d’abord été suspendue faute de preuves.

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Le matériel en provenance de Genève est donc très utile à l’Espagne: «Les documents judiciaires suisses feront partie intégrante de la procédure espagnole, affirme Ignasi Guardans. Tout ce qui porte la signature d’Yves Bertossa est minutieusement vérifié. Les informations sur les comptes, les relevés, etc. sont directement versées au dossier.» En résumé: les documents transmis par la Suisse sont directement considérés comme des preuves.

Comment l’Espagne peut-elle aider la Suisse?

Genève a aussi soumis une demande d’entraide judiciaire à l’Espagne. Selon le journal en ligne PúblicoLien externe, les deux pays auraient conclu une sorte de «pacte»: les procureurs se sont mis d’accord pour scinder l’enquête en deux. Les Espagnols se concentrent sur Juan Carlos et les entrepreneurs liés au versement de l’Arabie saoudite, et les Suisses s’occupent des autres parties impliquées, à savoir Corinna Larsen, l’avocat genevois et le dirigeant de la société financière Rhône Gestion. Les résultats des investigations espagnoles pourraient donc bénéficier également à la Suisse.


Adaptation de l’allemand: Marie Vuilleumier

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