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La Suisse pionnière de la controversée compensation carbone

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La Suisse va promouvoir au Ghana des techniques de production de riz respectueuses du climat en échange de crédits de réduction des émissions. Keystone / Legnan Koula

La Suisse fait partie des pays désireux de promouvoir les accords de compensation qui ont été institutionnalisés lors de la COP26 l’année dernière. Des accords controversés, mais aussi complexes à mettre en place.

La Suisse a profité de la COP27, à Charm el-Cheikh le mois dernier, pour annoncer son premier projet de compensation carbone avec le Ghana. Les règles régissant la gestion de tels projets par les gouvernements avaient été fixées lors de la COP26 à Glasgow, l’année dernière. L’accord devrait permettre de compenser les émissions de CO2 du gouvernement suisse en finançant la production durable de riz dans le pays africain.

Cet accord fait suite à un précédent pacte signé avec le Pérou en 2020, qui prévoyait le financement de fourneaux de cuisine dans des zones rurales afin de réduire la quantité de bois utilisée par ces populations et de compenser les émissions liées au secteur du transport en Suisse.

La compensation des émissions permet aux pays ou aux entreprises polluantes d’acheter des crédits carbone pour compenser leurs propres émissions de gaz à effet de serre. Cet argent est ensuite utilisé pour financer des projets à travers le monde qui permettent soit d’éviter des émissions, soit de retirer de l’atmosphère une quantité équivalente de CO2.

Alors que les pays en développement – qui souffrent le plus du changement climatique – réclament davantage de fonds, l’essor de ces accords soulève de nombreuses questions quant à l’équité du système. Certaines personnes estiment que ces compensations, permises au titre de l’article 6 de l’Accord de Paris, risquent d’inciter les pays riches à diminuer leurs efforts climatiques à domicile, tout en faisant peser une charge plus lourde sur les pays les plus pauvres.

L’article 6 de l’Accord de Paris, clarifié lors de la COP26, définit les principes de la coopération internationale permettant aux pays d’atteindre leurs objectifs climatiques, mais un consensus sur sa mise en œuvre pourrait prendre des années. L’absence de cadre réglementaire global est l’un des points restant à régler; trouver le moyen de s’assurer que les pays n’investissent pas dans des projets qui auraient de toute façon été mis en œuvre, indépendamment de leur financement par un pays riche, en est un autre.

La Suisse s’est engagée à réduire de moitié ses émissions contribuant au réchauffement climatique d’ici à 2030, par rapport au niveau de 1990. Le gouvernement prévoit qu’une grande partie de ces réductions se feront par le biais d’accords de compensation avec des pays plus pauvres, dont la Dominique, la Géorgie et le Sénégal. Au total, Berne prévoit de compenser ainsi jusqu’à 12 millions de tonnes de CO2, soit un tiers des réductions prévues.

Un référendum au sujet d’une nouvelle loi sur le climat, qui prévoyait des réductions plus ambitieuses, a été rejeté par le peuple suisse en 2021. Cela a conduit le gouvernement à prolonger la loi actuelle sur le CO2 jusqu’en 2024. Le Parlement a récemment commencé à discuter de la révision de la loi qui sera appliquée au cours des cinq années suivantes.

Équité et complexité

Alors que d’autres accords sont en préparation, la Suisse défend sa stratégie de réduction des émissions et son choix de recourir à des mécanismes de compensation. Simonetta Sommaruga, qui était la ministre suisse de l’Environnement jusqu’à son départ en cette fin d’année, indique qu’au-delà des engagements pris à domicile dans le cadre de l’Accord de Paris, «ces accords sont gagnant-gagnant». Selon elle, la Suisse peut ainsi soutenir des projets intéressants et bénéfiques pour les pays en développement, des investissements qui n’auraient pas été réalisés autrement et améliorent la situation climatique de ces pays, tout en permettant aux autorités helvétiques de comptabiliser des réductions carbone.

Pour Veronika Elgart, responsable adjointe de la politique climatique internationale au ministère suisse de l’Environnement, il est important que ces accords tiennent compte des besoins et des engagements de réduction des émissions de CO2 des pays hôtes. «Il devrait y avoir des stratégies dans chaque pays sur la meilleure façon d’utiliser les marchés du carbone pour qu’ils se soutiennent mutuellement», déclare-t-elle.

Mais David Knecht, de l’Action de Carême, une ONG qui soutient des programmes de sécurité alimentaire, de développement durable et de justice de genre, est sceptique au sujet de ces mécanismes.

Selon lui, le projet au Pérou n’est pas un projet que la Suisse devrait promouvoir. «La technologie partagée avec les communautés est connue depuis de très nombreuses années. Il y a sept ans déjà, on nous disait qu’elle n’était pas innovante. Nous devrions nous assurer que ces projets offrent de réelles avancées technologiques aux pays hôtes, afin qu’ils bénéficient vraiment de ces transferts de technologie», estime-t-il.

Certaines personnes s’inquiètent également du fait que ces accords portent sur des projets qui auraient de toute façon pu être réalisés dans les pays en développement. Cela va à l’encontre de l’une des clauses de l’Accord de Paris, qui vise à assurer le caractère «additionnel» de ces projets.

La complexité des mécanismes de compensation des émissions de carbone a également été abordée lors de la COP27. Christian Fleischer, doctorant à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), indique que pour les pays en développement, le coût élevé de s’engager dans un processus de compensation des émissions de CO2 pourrait dépasser les avantages. Selon lui, la participation à de tels mécanismes est complexe, car il faut d’abord s’assurer que les pays partenaires disposent des registres leur permettant de comptabiliser et déclarer leurs propres émissions.

En raison de ces complexités, les spécialistes comme Christian Fleischer, qui travaille pour une société de conseil appelée Perspectives Climate Group, conseillent aux pays en développement de renforcer leurs échanges avec d’autres pays aussi engagés dans ces processus. Le Japon a annoncé un programme visant à fournir un soutien technique aux pays en développement pour la conclusion d’accords de compensation des émissions de carbone.

Aayushi Singh, une collègue du groupe de recherche de Christian Fleischer, déclare: «Nous avons tout sur le papier (dans les accords internationaux), mais lorsque le système est mis en œuvre, il ne correspond pas à ce que nous aimerions voir. Nous avons besoin de documents de référence sur la façon d’opérationnaliser les principes, de manière à ce qu’un effondrement des prix des compensations de carbone ne se répète pas, et qu’il y ait une demande suffisante sur le marché pour les crédits.»

Le prix des crédits carbone a connu une chute spectaculaire après l’invasion de l’Ukraine. D’autres marchés financiers ont également été touchés. Les pressions économiques mondiales actuelles ont suscité des inquiétudes quant à une nouvelle baisse des prix. Depuis 2015, le prix des émissions de carbone dans l’Union européenne est passé de 5 euros par tonne à environ 25 euros aujourd’hui, selon les chiffres de la Bourse européenne de l’énergie. En mars, il s’est effondré à 15 euros par tonne.

La Banque mondiale estime qu’au moins 46 pays fixent désormais un prix aux émissions de CO2 par le biais de taxes sur le carbone ou de mécanismes d’échange de droits d’émission. Ils étaient 40 en 2015. Certains pays en développement affirment que le prix des crédits carbone concernant des projets en faveur de la nature, comme les forêts, est trop faible, et que le processus de fixation des prix manque de transparence.

Bon nombre des programmes gouvernementaux actuels ont emprunté des techniques à des initiatives privées de compensation qui existent depuis les années 1990, ainsi qu’à des accords conclus par des pays, tels que la Suisse à la suite de l’Accord de Paris.

«Cela prend du temps, nous aimerions que cela aille plus vite», déclare Hugh Galway, responsable des marchés du carbone à The Gold Standard, une organisation basée à Genève qui établit des normes sur les marchés du C02, au sujet de la mise en place de programmes de compensation par les pays. «Ce qui est certain, c’est que le renforcement des capacités est nécessaire dans de nombreux pays qui souhaitent bien faire les choses.»

Besoin de normes robustes

En amont de la COP27, Ngozi Okonjo-Iweala, directrice générale de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève, a exprimé sa propre inquiétude face à ce qu’elle a qualifié de «fragmentation» croissante des systèmes de compensation et de tarification du carbone, où les prix et les normes varient. «Nous ne pouvons pas permettre une fragmentation à un stade aussi avancé du changement climatique», a-t-elle déclaré.

Selon un rapport récent sur l’écoblanchiment, le Qatar, pays organisateur de la Coupe du monde de football, aurait utilisé des moyens controversés pour compenser ses émissions. Le document met en évidence la question des normes douteuses utilisées.

Hugh Galway s’inquiète de certaines méthodes utilisées, notamment dans les marchés du carbone dits volontaires, auxquels recourt le secteur privé: «Nous sommes inquiets que certaines organisations mettent en place des normes qui ne considèrent pas le caractère additionnel nécessaire, ne se soucient pas de la mise en place de garde-fous adaptés et ne consultent pas les partenaires locaux.»

Texte relu et vérifié par Virginie Mangin, traduit de l’anglais par Dorian Burkhalter


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