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Les patrons de l’amiante face à la justice

6 avril 2009: les audiences préliminaires avaient déjà suscité des manifestations devant le Tribunal de Turin. Keystone

Jeudi matin s'est ouvert le maxi-procès de l’amiante devant le Tribunal pénal de Turin. Les anciens propriétaires d’Eternit S.p.A. (Italie), le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny et le baron belge Jean-Louis de Cartier font face à leurs juges.

Inédit par son ampleur en Europe et d’une force symbolique planétaire, le procès de la tragédie de l’amiante, auquel 2’889 personnes et associations se sont portées parties civiles, devrait drainer des milliers de personnes vers la capitale piémontaise dès les premières heures de la matinée.

Les appels à la manifestation lancés par les associations de défense des intérêts des victimes de l’amiante, des syndicats et d’autres forums, devraient être suivis par delà des frontières de la Péninsule. D’importantes délégations d’anciens travailleurs des sites d’Eternit en Belgique, en Suisse et en France sont aussi attendues.

Hormis les nombreux appels réitérés par La Rete nazionale per la siccurezza (équivalent de la Suva, Caisse nationale suisse contre les accidents), d’autres sites et forums sur la Toile laissent entendre des actions plus musclées pour marquer le début de ce maxi-procès.

Dans un contexte fortement émotionnel et face à des messages tels «Giutizia per i morti e per il profitto dei padroni!» (Justice pour les morts et les profits du patronat), la municipalité de Turin est sur pied de guerre et se prépare à d’éventuels débordements et démonstrations de violence.

Accusés absents

Les principaux intéressés, les anciens propriétaires des quatre sites de production d’Eternit S.p.A., le Suisse Stephan Schmidheiny (62 ans) et le Belge Jean-Louis de Cartier (88 ans), accusés d’avoir bafoué les règles sur la sécurité des travailleurs, ne devraient cependant pas affronter la vindicte des travailleurs et de leurs familles.

Les défenseurs de Stephan Schmidheiny ont fait savoir que leur client ne serait pas présent pour l’ouverture du procès. Aucune indication n’a filtré quant à l’éventuelle venue du baron belge.

Et même si les premières étapes de ce procès promettent d’être essentiellement techniques et administratives, les manifestants ont d’ores et déjà installé un village permanent à proximité du palais de justice. Proches, amis, sympathisants, associations de victimes et syndicats s’y relayeront durant toute la durée du procès, assurent plusieurs organisations militantes.

Pas d’arrangement à l’amiable

Après une série de cinq audiences préliminaires conduites en avril et en mai dernier à Turin et de nombreux compléments d’enquêtes et témoignages rassemblés ces derniers mois, la juge Cristina Palmesino avait décidé de suivre le procureur Paolo Guariniello.

Les prévenus avaient pourtant tenté d’éviter le procès. Peu avant le début des hearings de ce printemps, et par le truchement de son entreprise zougoise Becon AG, Stephan Schmidheiny avait fait parvenir une proposition de dédommagement «à titre humanitaire» aux victimes et à leurs proches (60’000 euros par décès et 20’000 pour les malades) pour un cumul de plusieurs centaines de millions d’euros. Mais la proposition avait été sèchement déclinée.

Le porte-parole de Monsieur Schmidheiny, Peter Schürmann, avait aussi indiqué à swissinfo.ch que l’éventualité d’un procès était ressentie comme «une injustice» par l’ancien propriétaire des sites italiens d’Eternit, «puisque c’est lui qui a précisément mis fin à la production de ce matériau nocif».

La détermination du Parquet

Si les moyens à disposition de Raffaele Guariniello ne pèsent pas lourd face au bataillon d’avocats engagés notamment par Stephan Schmidheiny, le magistrat est néanmoins réputé pour être particulier tenace et efficace.

Durant les cinq années de son instruction, il assure avoir rassemblé suffisamment de preuves pour établir et démontrer la chaîne des responsabilités devant la Cour.

«Par malchance pour eux, les entrepreneurs suisses sont très méticuleux et inscrivent tout dans les moindres détails», laissait entendre récemment le procureur turinois, spécialiste des maladies et accidents du travail.

Déjà 1650 morts

Pendant ce temps, à Casale Monferrato, épicentre du drame de l’amiante et la plus touchée des quatre communes (avec Cavagnolo près de Turin, Rubiera en Emilie Romagne et Bagnoli dans la province de Naples) qui ont abrité les sites de production d’Eternit S.p.A. Italie, des milliers de rectangles jaunes sont accrochés aux fenêtres et aux balcons de la bourgade, portant le message suivant: «Eternit: Justizia !» (Eternit: Justice).

Deux mots lourds de sens dans cette petite ville piémontaise où près de 1650 travailleurs et habitants ont déjà perdu la vie des suites d’un cancer des poumons. De l’ouvrier à l’épouse, en passant par l’épicière, ils ont succombé au mésolthéliome, provoqué par les micro poussières de fibre de ciment dégagées par l’amiante.

La Suva sur ses gardes

Il y a près de deux ans, déboutée par le Tribunal fédéral, la Suva avait été contrainte de remettre les dossiers de santé de 196 ex travailleurs italiens en Suisse, engagés sur les sites d’Eternit à Payerne et Niederungen (canton de Glaris) au Parquet de Turin.

En cas de verdict de culpabilité, des anciens travailleurs de ces sites pourraient à leur tour avancer des prétentions devant les tribunaux italiens.

Le procès qui s’ouvre à Turin pourrait bien durer deux, voire trois ans, auxquels s’ajouteront très vraisemblablement l’épuisement de toutes les voies de recours disponibles en Italie. Les deux prévenus risquent une peine de réclusion pouvant aller jusqu’à 12 ans et des amendes à hauteur de 1,5 million d’euros par décès.

Nicole della Pietra, swissinfo.ch

Les dangers que présente l’amiante contenu dans la fibre de ciment, sont identifiés pour la première fois dans la seconde moitié des années 1940.

La plus grave affection provoquée par ce matériau est le mésothéliome malin, un cancer broncho-pulmonaire.

Selon l’Organisation mondiale du travail, 100’000 à 140’000 personnes meurent chaque année des suites de pathologies provoquées par ce produit toxique.

La maladie a un temps de latence qui peut varier entre 10 et 40 ans. Malgré la fermeture des sites italiens, d’autres victimes seront encore atteintes de ce mal d’ici 2020, prédisent les experts.

Plusieurs pays continuent néanmoins à produire des matériaux de construction à base d’amiante, comme le Canada et la Russie, qui en écoulent des millions de tonnes chaque année, dans les pays pauvres du continent asiatique, notamment.

Un groupe d’experts de l’Office fédéral de la Santé publique avait apporté la preuve du caractère cancérigène du matériau en 1977.

Mais ce n’est qu’en 1990 que son interdiction générale est entrée en vigueur. Jusque là, environ 4 millions de tonnes de produits contenant de l’amiante ont été fabriquées et vendues.

L’amiante d’Eternit a fait une cinquantaine de morts dans le pays, parmi eux, d’anciens travailleurs d’Eternit SA, filiale d’Holcim à Niederurnen (Glaris) et Payerne (Vaud).

C’est la Caisse nationale d’assurance Suva qui a versé des dédommagements aux victimes (environ 80’000 francs par personne).

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