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«Paysans souverains – citoyens menés par le bout du nez»

Rédaction Swissinfo

«L’article constitutionnel cimente la politique agricole actuelle, centrée sur les producteurs», estime le sénateur libéral-radical (droite) zurichois Ruedi Noser. Pour lui, le texte mis en votation le 24 septembre vise avant tout à «assurer aux agriculteurs un point d’appui pour exiger encore plus d’argent de la caisse fédérale».


Imaginez que vous représentez à Berne un secteur de l’économie suisse. Au cours des vingt dernières années, presque toutes ses demandes ont été approuvées et il a obtenu un soutienLien externe, direct ou indirect, qui dépasse 100’000 francs par exploitation. Imaginez maintenant que ce secteur a déposé une initiative. Il n’y aura pas de conséquences légales si elle est acceptée, disent en tout cas ses représentants. Elle présente quelques erreurs techniques, mais l’association que vous représentez dispose d’un large soutien au Parlement. Il corrige scrupuleusement ces erreurs et présente dûment vos exigences sous la forme d’un contre-projet. Comme l’initiative, celui-ci ne fait que répéter des éléments qui figurent déjà dans la Constitution. Il se dénonce ainsi lui-même comme un simple prétexte pour permettre à l’Union suisse des paysans (USP) de ne pas perdre la face en retirant son initiative. Si tout cela est vrai, chaque citoyen raisonnable devrait vous demander, à vous qui représentez ce secteur: pourquoi faire une chose pareille? Lancer une initiative et mener une campagne de votation coûte cher, autour des 10 millions de francs. Sans que la branche en tire le moindre profit?

Ruedi Noser
Ruedi Noser, membre du Parti libéral-radical, a été élu en 2015 au Conseil des Etats (Chambre haute du parlement fédéral) pour le canton de Zurich. Auparavant, il avait siégé depuis 2003 au Conseil national (Chambre basse). Ingénieur électronicien, il a fondé avec son frère une entreprise de logiciels. Le groupe Noser emploie 450 collaborateurs en Suisse et à l’étranger. Keystone

Trois raisons sautent aux yeux. Premièrement, ce secteur économique, ou plus concrètement l’Union suisse des paysans qui le représente, a apparemment trop d’argent, sans quoi elle ne pourrait pas se permettre un tour pour rien à ce prix. Deuxièmement, elle cherche à détourner l’attention de ses dissensions internes et à présenter un visage uni à l’extérieur. Parce que certaines associations paysannes cantonales étaient très mécontentes lors de l’adoption de la Politique agricole 2014-2017 et envisageaient de lancer un référendum. On leur avait promis cette initiative sans substance pour les calmer. Mais des sections ont bien compris la manœuvre du président de l’USP. Sous la surface, le monde paysan est en ébullition.

Ces deux premières raisons ne concernent toutefois pas vraiment les citoyens. En revanche, le troisième motif caché derrière l’initiative est bien plus inquiétant. Avec cette votation, l’Union suisse des paysans cherche tout simplement à s’approprier le monopole d’interprétation sur la politique agricole suisse. Parce que si l’initiative est acceptée, l’Union suisse des paysans pourra au fond à l’avenir imposer ce qu’elle veut. Se référant à ce scrutin, elle en appellera au respect de la volonté populaire pour exiger que le Parlement approuve sans mot dire toutes ses propositions et les crédits nécessaires.

La politique agricole devient ainsi l’objet d’une démonstration de force de l’Union suisse des paysans qui rendra impossible une répartition raisonnable des moyens fédéraux pour amortir les changements structurels où cela est nécessaire. On continuera plutôt à distribuer généreusement l’argent pour que rien ne change.

En conséquence, la facture sera plus élevée pour les contribuables, les prix plus hauts pour les consommateurs et la population résidente sera exposée à davantage de nuisances agricoles. Il faut sans hésiter rejeter une initiative qui n’a d’autre but qu’une démonstration de force des paysans.

D’autant plus que l’Union Suisse de paysans et sa politique agricole sont loin d’être un succès. Deux chiffres suffisent à le montrer. Bien que cette politique coûte aux contribuables plus de 100’000 francs par exploitation, le revenu annuel moyen d’un agriculteur s’élève à environ 44’000 francs. Paradoxalement, la défense des paysans et des paysannes n’est qu’une priorité de façade de l’Union suisse des paysans – les secteurs situés en amont et l’industrie alimentaire en aval sont tout aussi importants pour elle.

C’est d’ailleurs là qu’aboutit une bonne partie de nos impôts. Avec le temps, nous en sommes arrivés à un système absurde qui entrave la liberté d’action des paysans dans les domaines où ils pourraient réagir rapidement aux souhaits des consommateurs. Les agriculteurs sont souvent pris dans des chaînes de production qui ne leur laissent presque aucune liberté pour répondre de manière indépendante aux besoins du marché et produire ce que les consommateurs demandent, autrement dit ce pour quoi ils seraient prêts à mettre le prix.

Deux exemples l’illustrent parfaitement: un jeune agriculteur saisit au bond une nouvelle tendance et plante des patates douces. Comme cela lui réussit bien, il cherche à étendre la superficie cultivée, mais aucun paysan des alentours n’est prêt à lui affermer des terres bien qu’il puisse gagner davantage avec ses patates douces que ses voisins avec leur production. D’une part, ils ne lui cèdent pas leurs terres parce qu’ils touchent des paiements directs assez importants pour qu’il vaille la peine de les empocher sans exploiter intensivement leur sol afin de prendre un second travail. D’autre part, la loi sur l’agriculture veut que, dans certaines circonstances, il faille continuer à exploiter une ferme même si cela n’en vaut pas le coup. Ainsi, de petites exploitations non rentables d’une quinzaine d’hectares sont considérées dans certains cantons comme des entreprises familiales qu’il faut préserver. On empêche ainsi des adaptations structurelles qui sont indispensables sous l’angle économique. Pour ces deux raisons, le jeune agriculteur novateur capable d’écouler des produits actuels sur le marché n’obtient pas de terres supplémentaires.

Le marché du fromage fournit un autre exemple. Totalement libéralisé, il peut en fait être considéré comme un modèle de réussite. La Suisse produit environ 180’000 tonnes de fromage par an, dont un tiers est exporté et génère des recettes de 600 millions de francs. Malgré la force du franc, le prix élevé des matières premières et les hauts salaires, la Suisse réussit très bien à exporter dans un marché libéralisé.

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Mais cela ne plaît pas à l’Union suisse des paysans. Elle répond immédiatement qu’avec la libéralisation, les importations de fromage ont pour leur part atteint 350 millions de francs. Mais cette objection est trop facile, les importations augmentent seulement parce que les producteurs suisses de fromage ne livrent pas ce que les consommateurs attendent. La plus grande partie des importations est constituée de fromages à pâte molle, mais nous produisons en Suisse avant tout du fromage à pâte dure ou mi-dure. Le fromage à pâte molle ne représente guère que le 3% de la production totale. Et pourquoi est-ce qu’on n’en produit pas davantage? Tout simplement parce que les producteurs de fromage peuvent compter sur des mesures de soutien du marché – autrement dit, des subventions – et ainsi se permettre de fermer les yeux pendant des décennies sur l’évolution des goûts des consommateurs. Au lieu de réagir à la demande accrue en fromages à pâte molle, les producteurs ont continué à produire des fromages durs. Et les importations de fromages à pâte molle ont augmenté. Très bien financé, le système agricole suisse en est devenu apathique. C’est pourquoi il est rare qu’il réoriente sa production et, lorsqu’il le fait, c’est trop tard.

C’est ce système qu’on veut maintenant bétonner. Pour l’Union suisse des paysans, la souveraineté alimentaire signifie que le consommateur n’a qu’à manger ce que les paysans produisent. Ici, ce sont certainement les paysans qui sont souverains et non les consommateurs.

L’article constitutionnel cimente la politique agricole actuelle centrée sur les producteurs et il assure aux agriculteurs un point d’appui pour exiger encore plus d’argent de la caisse fédérale. Pour les consommateurs, cela signifie qu’ils payeront leur nourriture encore plus cher, alors que les aliments coûtent déjà 70% de plus en Suisse que dans le reste de l’Europe. La Suisse est plus chère que la Norvège où l’Irlande, qui est une île. Pourtant, que le peuple approuve ou non la modification constitutionnelle, les paysans ne doivent pas ignorer que leur situation va changer de manière dramatique. Certains consommateurs sont évidemment prêts à payer plus, même beaucoup plus, pour des produits de leur région, mais bien d’autres cherchent à l’éviter et vont faire leurs achats à l’étranger. Aujourd’hui déjà, Monsieur et Madame Suisse achètent dans les zones frontalières étrangères des produits pour un montant équivalent au chiffre d’affaires annuel d’un grand détaillant. L’agriculture nous coûte ainsi quelque 20’000 emplois qui pourraient se retrouver en Suisse plutôt qu’à l’étranger; et la tendance est à la hausse. Il serait naïf de croire que l’économie suisse puisse sans dommages protéger totalement son agriculture alors qu’elle dépend de l’ouverture des marchés et se trouve en concurrence avec l’étranger. C’est pourtant ce dont l’Union suisse des paysans veut les persuader avec son initiative. Elle peint le diable sur la muraille et veut nous faire croire qu’accepter l’initiative protégera les paysans des changements structurels. Une association paysanne sensée chercherait plutôt des moyens efficaces pour aider les agriculteurs et les agricultrices dans ces mutations. 


Le point de vue exprimé dans cet article est celui de son auteur et ne reflète pas forcément celui de swissinfo.ch.

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(Traduction de l’allemand: Olivier Hüther)

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