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Une voie négative vers la croissance?

Rédaction Swissinfo

La politique monétaire s’est faite de moins en moins conventionnelle ces six dernières années, les banques centrales appliquant politiques de taux d’intérêt zéro, assouplissement quantitatif, assouplissement du crédit, pilotage des anticipations, ou encore intervention sans limite sur les taux de change. Nous en arrivons toutefois aujourd’hui à utiliser l’outil politique le moins conventionnel de tous – celui des taux d’intérêt nominaux négatifs.

Ces taux sont actuellement dominants dans la zone euro, en Suisse, au Danemark et en Suède. Et les taux directeurs à court terme ne sont pas les seuls à être aujourd’hui négatifs en termes nominaux: environ 3000 milliards de dollars d’actifs en Europe et au Japon, accompagnés d’échéances pouvant aller jusqu’à dix ans (dans le cas des obligations gouvernementales suisses), présentent à l’heure actuelle des taux d’intérêt négatifs.

Cela peut a priori sembler absurde: qui pourrait bien vouloir prêter une somme en échange d’un rendement nominal négatif, alors même qu’il pourrait se contenter de conserver ces liquidités, et ainsi être sûr de ne pas se retrouver perdant en termes nominaux?

Nouriel Roubini

Professeur à la Stern School of Business de l’Université de New York et président de Roubini Global Economics, il a notamment travaillé comme économiste senior pour les Affaires internationales à la Maison Blanche sous l’administration Clinton, pour le Fonds monétaire international, pour la Fed et pour la Banque mondiale.

En réalité, cela fait bien longtemps que les investisseurs acceptent des rendements réels négatifs (ajustés à l’inflation). Lorsque vous détenez un compte chèques ou un compte courant à taux d’intérêt zéro auprès de votre banque – comme la plupart des gens dans les pays développés – le rendement réel est négatif (rendement nominal zéro auquel il faut ôter l’inflation): dans un an, vos soldes de liquidité vous permettront d’acheter moins de produits qu’aujourd’hui. Et si vous songez aux frais que de nombreuses banques associent à ces comptes, le rendement nominal effectif était en réalité déjà négatif avant même que les banques centrales ne s’orientent vers les taux nominaux négatifs.

Autrement dit, ces taux nominaux négatifs ne font que rendre votre rendement plus négatif qu’il ne l’était déjà. Les investisseurs peuvent être amenés à accepter des rendements négatifs en raison du côté pratique associé au fait de détenir des soldes de liquidité. C’est pourquoi, en un sens, les taux d’intérêt nominaux négatifs ne constituent en rien une nouveauté.

Par ailleurs, si la déflation venait à s’installer dans la zone euro et en d’autres régions du monde, un rendement nominal négatif pourrait bien se retrouver associé à un rendement réel positif. C’est ce qu’il se passe au Japon depuis 20 ans, en présence d’une déflation persistante et de taux d’intérêt proches de zéro sur un grand nombre d’actifs.

D’aucuns pourront encore penser qu’il y aurait une logique supérieure à détenir directement des liquidités plutôt qu’un actif présentant un rendement négatif. Or, le fait de détenir des liquidités peut se révéler risqué, comme les épargnants grecs – préoccupés par la sureté de leurs dépôts bancaires – l’ont appris après avoir choisi de dissimuler leurs espèces dans leur matelas ou à l’intérieur des murs: le nombre de cambriolages à main armée a en effet connu une hausse considérable, tandis que certains billets étaient dévorés par les rongeurs. Ainsi, si vous tenez compte des coûts associés au fait de mettre votre argent en sécurité – et des avantages que représente le tirage de chèques – il peut y avoir une logique à accepter un rendement négatif.

Au-delà des épargnants, les banques détenant des liquidités dont le volume dépasse les réserves requises n’ont d’autre choix que d’accepter les taux d’intérêt négatifs imposés par les banques centrales. En effet, elles ne seraient pas en mesure de détenir, de gérer et de transférer ces réserves excédentaires si celles-ci se présentaient sous forme d’espèces, plutôt que dans un compte à rendement négatif auprès de la banque centrale. Bien entendu, ceci n’est valide qu’aussi longtemps que le taux d’intérêt nominal est excessivement négatif; à défaut, le fait de repasser à des liquidités – malgré les coûts du stockage et de la sécurité – commence à devenir plus logique.

Point de vue

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Mais pourquoi les investisseurs accepteraient-ils un rendement nominal négatif sur trois, cinq, voire dix ans? En Suisse et au Danemark, les investisseurs ont intérêt à s’exposer à une monnaie dont il est prévu qu’elle s’apprécie en termes nominaux. Si vous aviez détenu des actifs en francs suisses présentant un rendement nominal négatif juste avant que la banque centrale du pays ait abandonné son ancrage à l’euro, au milieu du mois de janvier, vous auriez pu réaliser un rendement de 20% du jour au lendemain. Ainsi le rendement nominal négatif représente-t-il parfois un faible prix à payer pour un important gain potentiel en capitaux.

Et pourtant, des rendements d’obligations négatifs existent aussi dans des pays et régions au sein desquels la monnaie se déprécie, et où il est probable qu’elle continue de se déprécier, comme en Allemagne, dans certaines régions majeures de la zone euro, ou encore au Japon. Ainsi, comment expliquer que certains investisseurs détiennent de tels actifs?

Nombre d’investisseurs à long terme, comme les compagnies d’assurance et les fonds de pension, n’ont pas le choix à cet égard, dans la mesure où ils sont contraints de détenir des obligations plus sûres. Bien entendu, les rendements négatifs viennent quelque peu chambouler leurs bilans: un régime de pension défini a besoin de rendements positifs pour équilibrer les comptes, et, lorsque la plupart de ces actifs génèrent un rendement nominal négatif, de tels résultats deviennent de plus en plus difficiles à atteindre. Mais compte tenu des dettes à long terme de ces investisseurs (sinistres et prestations), leur mandat consiste à investir principalement dans des obligations, qui s’avèrent moins risquées que des actions ou autres actifs volatiles. Même si leurs rendements nominaux se révèlent négatifs, il leur faut privilégier la sécurité.

Par ailleurs, dans les contextes de réduction du risque, lorsque les investisseurs montrent une aversion au risque, ou lorsque des titres et autres actifs risqués font l’objet d’une incertitude du marché et/ou du crédit, il peut être plus judicieux de détenir des obligations à rendement négatif que des actifs plus risqués et plus volatiles.

Naturellement, les rendements réels et nominaux négatifs ont tendance au fil du temps à conduire les épargnants à moins économiser et à dépenser davantage. Et c’est là précisément l’objectif des taux d’intérêt négatifs: dans un monde au sein duquel l’offre dépasse la demande, et où des épargnes trop nombreuses pourchassent de trop rares investissements productifs, le taux d’intérêt d’équilibre se révèle faible, si ce n’est négatif. En effet, si les économies développées venaient à souffrir d’une stagnation séculaire, un monde de taux d’intérêt négatifs sur les obligations à court et long terme pourrait bien devenir la nouvelle norme.

Afin d’éviter cela, il est nécessaire que les banques centrales et les autorités budgétaires poursuivent des politiques consistant à amorcer la croissance et à induire une inflation positive. Paradoxalement, ceci implique une période de taux d’intérêt négatifs, afin que les épargnants dépensent plus et économisent moins. Mais ceci exige également une relance budgétaire, et notamment des investissements publics dans des projets d’infrastructure productifs, générateurs de rendements plus élevés que les obligations utilisées pour les financer. Plus ces politiques seront repoussées, et plus longtemps nous serons voués à habiter un monde paradoxal de taux d’intérêt nominaux négatifs.

(Traduction de l’anglais: Martin Morel)

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