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Rudolf Strahm: «On finit bien par surmonter ses divergences»

Rudolf Strahm
Membre du Parti socialiste, Rudolf Strahm devient conseiller national de 1991 à 2004. Il est également président de la Commission de l'économie et des redevances de 1999 à 2001. En 2001, il devient « Monsieur Prix » jusqu'à sa démission en 2008 pour raisons de santé. Keystone

Le socialiste Rudolf Strahm, 74 ans, est considéré comme l’un des principaux économistes du pays. Il s’exprime sur la réforme de la prévoyance vieillesse qui sera soumise aux citoyens le 24 septembre.

swissinfo.ch : L’AVS a été révisée à dix reprises depuis son introduction en 1948. La dernière remonte à 1997. Depuis, toutes les tentatives de réforme conséquente ont échoué. Pourquoi?

Rudolf Strahm: La Suisse n’est pas le pays des mesures spectaculaires. On ne peut pas baisser les rentes, cela a échoué trois fois. On ne peut pas non plus augmenter les impôts d’un coup. Le projet actuel est équilibré et procède par petits pas. Il s’agit d’une proposition modérée et acceptable.

swissinfo.ch: A-t-elle de bonnes chances de passer le 24 septembre?

Je crois que le projet a de grandes chances d’être accepté. L’insatisfaction larvée qui règne en Suisse rend un compromis raisonnable plus acceptable. Les votations sur l’assurance vieillesse ont toujours été émotionnelles et les Suisses et les Suissesses s’en souviennent bien. Il y a eu de nombreux échecs. Maintenant, nous somme proche d’un oui à l’usure. Autrement dit: on finira bien par surmonter ses divergences et par accepter un compromis.

swissinfo.ch: Alain Berset a donc réussi un coup avec le projet actuel?

Le conseiller fédéral Alain Berset est parvenu à obtenir une concession de chaque camp. Il a aussi réussi à reconstituer la coalition historique originelle en ralliant à sa cause la gauche socialiste, les conservateurs catholiques, donc le PDC actuel, ainsi que les petits artisans et les paysans. Dans une perspective historique, le seul élément nouveau vient de la ligne anti-étatiste des chefs actuels de l’UDC qui explique pourquoi ils combattent l’AVS. Pourtant, en 1947, les partis dont est issue l’UDC – le Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB) et les Démocrates – figuraient parmi les partisans les plus convaincus de l’AVS. Les paysans et les petits artisans n’avaient en effet pas d’alternative à une assurance-vieillesse publique parce qu’ils ne bénéficiaient pas de caisses de pension.

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swissinfo.ch: Et maintenant, c’est le contraire…

Nous constatons cependant qu’une partie de l’UDC ne joue pas le jeu et que l’Union suisse des paysans recommande de voter oui. Récemment, la NZZ a même reproché à l’UDC son manque d’engagement contre la révision. Parce que la direction de cette formation sait bien que l’AVS est bien plus importante que toute autre forme de prévoyance vieillesse pour une bonne partie de sa base.

swissinfo.ch: Christoph Blocher laisse tomber le PLR (droite libérale) sur cette question, pouvait-on aussi lire il y a peu dans la NZZ am Sonntag. Vous l’avez souvent côtoyé au cours de votre carrière politique. Était-ce toujours ainsi?

Christoph Blocher et moi avons siégé ensemble pendant douze ans à la Commission de l’économie du Conseil national (Chambre du peuple). On se connaît donc un peu comme si nous avions été à l’école ensemble. Il s’est toujours opposé de manière extrême à l’intervention de l’État, mais il n’a jamais remis l’AVS en question. Parce qu’il savait que l’AVS fait partie de l’identité suisse et que la base de l’UDC y est très attachée.

swissinfo.ch: J’aimerais que nous parlions des déclarations controversées de la présidente du PLR Petra Gössi contre les rentiers AVS installés à l’étranger. Faut-il voir là une manifestation de colère contre le parti bourgeois qu’est le PDC?

Il est bien possible que le soutien du PDC à la révision de la prévoyance vieillesse constitue pour Mme Gössi une entorse à l’alliance entre les partis bourgeois. Mais elle a oublié les composantes historiques dont nous venons de parler. L’AVS a toujours été un projet des socialistes et des conservateurs catholiques. Et des paysans, donc. Les radicaux, en particulier dans les cantons de Zurich et de Zoug, n’en voulaient pas parce qu’ils sont étroitement liés aux banques et aux assurances. Le débat n’est pas nouveau. Il a simplement été relancé sous une forme plus spectaculaire.

swissinfo.ch: Il ne sera donc pas possible de toucher à l’AVS tant que la gauche et les syndicats s’y opposeront?

Toutes les tentatives de réduire les prestations de l’AVS ont échoué. Mme Gössi cherchait probablement à mobiliser les opposants au projet. Rétrospectivement, c’est un véritable désastre communicationnel. Des gens de toutes les régions du pays et de tous les camps politiques ont participé à une “shitstorm” dirigée aussi bien contre elle que contre son idée de présenter les Suisses de l’étranger comme les parasites du système suisse de l’AVS.

swissinfo.ch: Pouvez-vous donner une perspective historique qui explique comment on peut dénigrer sans cesse cette AVS qui est pourtant considérée comme l’un des principaux acquis sociaux de Suisse?

L’AVS est le plus ancien régime de sécurité sociale de Suisse. Toutes les générations l’ont considérée comme un grand pas pour apaiser la situation sociale. Les socialistes neuchâtelois ont été les premiers à la revendiquer dans la dernière décennie du 19e siècle. En 1918, elle figurait au centre des revendications de la grève générale. Et finalement, au terme d’une campagne acharnée, l’AVS a été adoptée en 1947 par 80% des hommes qui ont participé au vote – la participation a atteint le même taux. Une partie des assureurs et des entrepreneurs privés rejetaient l’idée d’une assurance sociale publique et la Neue Zürcher Zeitung était déjà leur fer de lance. En 1943, elle avait qualifié le projet d’AVS de „dérive malsaine vers une étatisation égalitariste.“ Les rangs de l’opposition n’étaient pas très fournis, mais elle était virulente et haineuse.

swissinfo.ch: On vous reproche de dire du mal du deuxième pilier …

Le deuxième pilier fait partie du système des trois piliers et plus personne ne le remet en question. Moi non plus. À long terme, le système de capitalisation assure une meilleure stabilité en regard du développement démographique. Dans le contexte actuel de taux bas cependant, le deuxième pilier est cher, ce qui devrait durer encore quelques années. Les placements du deuxième pilier ont généré un résultat net de 5,8 milliards de francs en 2015, mais 3,8 milliards ont été absorbés par la gestion de fortune, sans compter les 0,9 milliards pour l’administration des caisses. Chaque septième franc de rente est absorbé par la gestion et l’administration. Ce sont les chiffres de l’Office fédéral de la statistique.

swissinfo.ch: Concrètement, qu’est-ce que cela signifie?

Dans le contexte actuel de taux bas, si vous voulez générer 1000 francs de rente avec le 2e pilier, il vous faut payer davantage que si vous le faisiez avec l’AVS. C’est également la raison pour laquelle le débat politique sur le 1er et le 2e pilier est relancé.

swissinfo.ch: Comme voyez-vous le rôle des banques et des assurances?

L’AVS n’est pas l’enfant chéri des banquiers et des gestionnaires de fortune parce qu’il s’agit d’un système de répartition étatique. Les assurances privées ont évidemment toujours voulu favoriser la prévoyance vieillesse individuelle, donc le 3e pilier. Et le 2e pilier qui vient d’une accumulation de capital durant la vie professionnelle. La gauche en revanche a diabolisé le 2e pilier. Le principe des trois piliers a été mis en place dans les années 70 et 80 et il n’est pas si facile de le refondre. Mais chaque fois qu’il y a eu un accord sur une répartition entre les trois piliers, certains ont évoqué des scénarios de crise ou d’apocalypse. Ils se sont toujours révélés faux.

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swissinfo.ch: La jeune génération est désorientée…

Les jeunes peuvent absolument compter sur leurs rentes. Le système fonctionne depuis plus de 70 ans. Des adaptations peuvent s’avérer nécessaires, mais il n’y a jamais eu de démantèlement. La Suisse compte près de deux millions de rentiers. Ils peuvent empêcher tout démantèlement dans les urnes. Si des financements sont indispensables après coup, ils se feront à petits pas. Le projet actuel est tout aussi mesuré. On avisera à nouveau en 2030 – c’est le système suisse.

swissinfo.ch: Les gens vivent plus longtemps. Ce développement indéniable met à rude épreuve la question de l’équité entre les générations.

C’est vrai. Et on l’avait déjà prédit dans les années 90. En 1995 déjà, les calculs de la Confédération prévoyaient que l’AVS serait déficitaire en 2005. Mais ce scénario a toujours été reporté en raison du développement de la masse salariale. Si elle s’accroît, les recettes de l’AVS augmentent. En outre, le gouvernement a sans tambour ni trompette relevé en 2009 d’un pourcent le taux de TVA et lié ces recettes à l’AVS. Cela a permis de repousser massivement l’arrivée des déficits.

swissinfo.ch: Combien de temps ce contrat intergénérationnel va-t-il encore tenir?

Le système est très solidement ancré, même s’il est régulièrement remis en question et si on cherche justement à mobiliser les jeunes contre lui avant cette votation avec des modèles mathématiques douteux. Il ne s’effondrera pas non plus après 2030.

swissinfo.ch: Il n’y a donc pas de raison de s’inquiéter?

Aujourd’hui, plus personne ne conteste qu’il faille faire quelque chose pour assurer le financement du système. La gauche non plus, qui le contestait encore il y a dix ans. Les débats actuels ne tournent pas autour de la question de savoir s’il faut agir ou non pour préserver la stabilité du système et garantir les rentes. On se dispute maintenant sur les couleuvres qu’il faut avaler. Et également autour de l’éternelle question idéologique: est-ce qu’une solution publique vaut mieux qu’une solution relevant à moitié de l’économie privée?

swissinfo.ch: Restons-en aux couleuvres. Qui avale la plus grosse?

Chaque camp estime devoir en avaler une ou, selon les cas, plusieurs. La gauche avale certainement la plus grosse avec l’élévation de l’âge de la retraite des femmes de 64 à 65 ans sans que cela soit totalement compensé par une amélioration de leurs salaires. Toutefois, 70 francs supplémentaires représentent une certaine compensation pour les rentes moindres résultant des disparités salariales.

swissinfo.ch: À qui profite la réforme d’Alain Berset?

Ceux qui en profitent le plus ont aujourd’hui entre 45 et 64 ans. En cas de oui, cette génération de transition recevra très bientôt un peu plus d’AVS alors que les réductions des rentes du 2e pilier n’entreront en vigueur que plus tard. Celui qui est aujourd’hui à la retraite ou qui y passera l’an prochain ne perdra rien mais ne gagnera rien non plus. Il est en revanche difficile de faire des prévisions pour les personnes de moins de 40 ans. Nous ne savons pas ce qui se passera dans les 25 ans à venir, que ce soit en matière de croissance économique, d’immigration, de taux de natalité ou de TVA. Personnellement, je pense qu’un point supplémentaire de TVA sera nécessaire pour assurer le financement après 2030.

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swissinfo.ch: Est-ce qu’il serait possible de créer aujourd’hui une assurance sociale telle que l’AVS?

Pas avec le Parlement actuel. Les dépenses sociales représentent désormais un quart du produit intérieur brut et leur développement a atteint une limite historique qu’il est difficile de franchir sur le plan politique. Ce n’est pas une question de moyens, nos impôts et notre quote-part fiscale restent encore inférieurs à ceux de tous les pays environnants. Mais nous touchons à la limite de ce qui est psychologiquement acceptable en politique. À mes yeux, la prévoyance vieillesse est, politiquement, le système le plus stable de toutes les assurances sociales. Les démantèlements menacent davantage l’aide sociale parce que les migrations des pays pauvres entraînent une vague d’arrivées dans ce système.

swissinfo.ch: Si on devait suivre un exemple venant de Suisse, lequel faudrait-il choisir?

Il est difficile de donner des leçons parce que notre système est le résultat d’un développement historique. Le 1er pilier en 1948, l’obligation de cotiser au 2e pilier en 1985 puis, dans les années 80 et 90 seulement, l’amélioration du 3e pilier grâce des avantages fiscaux. J’estime cependant que la combinaison entre le système de répartition de l’AVS et le système de capitalisation des caisses de pension est idéal. Ils ont tous deux leurs avantages et leurs désavantages. Le système de capitalisation a un effet stabilisateur face au développement démographique, mais dans un contexte de taux bas le capital ne peut pas être investi de manière utile. Le système de répartition de l’AVS permet de tirer profit des périodes où l’économie va bien pour assurer le financement des rentes, mais il charge davantage les caisses de l’État. Des pays comme la France qui financent les rentes uniquement par l’État se retrouvent maintenant en grande difficulté en raison de la démographie.

swissinfo.ch: La prévoyance vieillesse est destinée à combattre la pauvreté chez les personnes âgées, mais elle assure aussi la stabilité et la paix sociale?

Oui, les deux. La stabilité financière et la paix sociale. Et elle assure aussi que l’on s’identifie avec le système social suisse comme incarnation du système politique et, au travers de l’entreprise qui vous emploie, avec la place économique suisse. Cette identification – la volonté d’apporter sa contribution au pays et à l’économie – va au-delà de la stabilité sociale. On se sent en sécurité en Suisse. La Suisse, ça marche!

Traduction de l’allemand par Olivier Huether

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