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Peuple de marbriers et d’anarchistes

Pendant des siècles, le marbre a été le centre de l’activité économique de la région. Il a également sculpté l’identité sociale, politique et culturelle de Carrare, berceau de l’anarchisme à l’italienne.

busto di marmo
La Coopérative des sculpteurs de Carrare est née l’année dernière, à l’impulsion de quatre artisans restés sans travail. © Alberto Campi

«Pour tailler le marbre, il faut saisir la ligne juste. Sinon, impossible de le couper. Nous appelons cela le ‘contro’. Et les habitants de Carrare ont ce ‘contro’ dans la tête, il sont durs, très résistants, tout comme le marbre, il est impossible de les changer.» L’écrivan Marco Rovelli connaît bien ses concitoyens. En 2012, il leur a consacré un livreLien externe significatif: Il contro in testa. Gente di marmo e d’anarchia (Le contro dans la tête. Un peuple de marbre et d’anarchistes – non traduit en français).

Les carrières, biens communs

L’anarchisme, c’est l’autre trait qui définit, historiquement, les mineurs de Carrare, devenue la capitale italienne de cette idéologie révolutionnaire. En Italie, la toute première Chambre du travail a été constituée par les anarchistes de Carrare. Selon Marco Rovelli, l’extraction du marbre a soudé les Carraresi autour d’une identité politique et culturelle commune: «Anciennement, les carrières étaient des biens communs qui appartenaient aux communautés des villages de montagne. Elles ont été privatisées au XVIIIe siècle, provoquant une détérioration des conditions de vie des travailleurs. Des revendications anarchistes ont vu le jour, fondées sur l’idée de bien commun qui n’appartient à personne, ni à l’État ni aux privés.»

Diego Zampolini se définit comme anarchiste. Nous le rencontrons au siège de la Coopérative des sculpteurs de Carrare. Il nous détaille les raisons qui ont motivé la naissance de cette petite entreprise: l’amitié, la lutte et le travail. «Avec trois collègues, j’ai été abruptement licencié, après vingt ans de bons et loyaux services, et avec une famille à charge. Grâce au soutien de syndicalistes et artistes locaux, ainsi que des coopératives de mineurs, nous avons pu rebondir et fonder notre société.» Aujourd’hui, Diego et ses collègues, Riccardo, Raffaele et Andrea, collaborent avec des artistes et des galeries dans le monde entier. Ils utilisent les anciennes techniques de sculpture pour réaliser les commandes. Tel ce calque en marbre du mannequin Naomi Campbell dont une copie trône dans l’atelier de la coopérative, au centre de la ville de Carrare.

«Ne plus avoir de patron, plus de hiérarchie, travailler en coopérative, c’est un rêve qui se réalise. L’anarchie et le marbre composent l’identité de Carrare et la mienne», analyse Diego Zampolini. Et d’ajouter, avec une pointe d’amertume: «La montagne nous fait cadeau d’un bien, le marbre qu’on façonne, suscitant des émotions, avec des sculptures qui nous éblouissent lorsqu’on les admire, qu’elles se trouvent dans les musées ou qu’elles soient érigées dans les villes. Aujourd’hui, le fait de penser que la montagne est dévastée, violentée et pulvérisée pour fabriquer du dentifrice me fait mal.» 

«Penser que la montagne est dévastée, violentée et pulvérisée pour fabriquer du dentifrice me fait mal» Diego Zampolini, sculpteur

Mainmise des potentats

La montagne et son marbre appartiennent à tous, revendiquent les habitants de Carrare, mais seulement une poignée d’acteurs en touchent les dividendes. En cause, une législation du XVIIIe siècle, lorsque les textes étaient rédigés par les plus riches pour les plus riches. Depuis longtemps, Franca Leverotti, professeure universitaire à la retraite, qui nous reçoit dans sa villa près de Massa, pointe du doigt les concessions d’exploitation que la princesse Marie-Thérèse d’Este, de la Maison ducale de Modène, a accordées ad aeternam à ses plus fidèles soutiens locaux. L’experte a étudié les documents du cadastre de Massa et de Carrare à partir de 1823. Ce qui émerge, c’est la mainmise des potentats locaux sur un bien qui ne leur appartenait pas. Sa campagne contre les lobbys du marbre, et les entrepreneurs qui se sont accaparés de ce bien public qu’est le marbre, a valu à Franca Leverotti le dépôt d’une série de plaintes pénales émanant des industriels de l’extraction. Des plaintes régulièrement rejetées par les juges.


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