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«La paix en Colombie ne peut pas se faire sur le dos des victimes»

tre giovani portano delle bare di cartone durante una manifestazione
Des activistes lors d'une manifestation organisée à l'occasion de la Journée nationale de commémoration et de solidarité avec les victimes du conflit en Colombie, le 9 avril 2018, à Bogota. Keystone

Plus d'un an après la signature de l'accord de paix entre les FARC et le gouvernement colombien, de nombreuses victimes du conflit attendent encore la vérité et la justice. Malgré la persistance de la violence, la parole est désormais libérée, affirme l’anthropologue suisse Mô Bleeker, envoyée spéciale du Département fédéral des Affaires étrangères pour la paix.

Depuis plus de dix ans, Mô Bleeker accompagne la Colombie dans la promotion de la paix et la reconstruction de la mémoire du conflit. Un conflit qui a mis le pays à genoux pendant plus de 50 ans et qui persiste encore aujourd’hui, malgré la démobilisation des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, extrême gauche).

L’accord de paix a conduit, entre autres, à la création de nouvelles institutions chargées de faire la lumière sur la violence et les massacres, suscitant beaucoup d’espoir parmi les victimes. Du 23 au 25 avril, des représentants de la juridiction spéciale de paix (JEP), de la Commission de la vérité et de l’Unité spéciale de recherche des personnes portées disparues se sont réunis pour la première fois lors d’un séminaire soutenu par la Suisse. Mais quel est le rôle de la mémoire dans un contexte de conflit? Comment ne pas décevoir les attentes des victimes? swissinfo.ch en a discuté avec l’anthropologue suisse Mô Bleeker.

«Le grand défi est de comprendre les différents besoins des victimes»

swissinfo.ch: L’accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC prévoit toute une série de mesures pour garantir aux victimes du conflit vérité, justice, réparation et non répétition du conflit. Quel bilan tirez-vous une année après sa signature?

Mô Bleeker: La Colombie a réussi à mettre en place en un temps plutôt record les trois institutions prévues par les accords: le JEP, la Commission de la vérité et de l’Unité spéciale de recherche des personnes portées disparues. Même si elles ne sont pas encore pleinement opérationnelles, leurs dirigeants ont été nommés et, d’après ce qu’ils m’ont dit, ils pensent qu’ils ont suffisamment de garanties pour pouvoir mener à bien leur mission, malgré le contexte de forte polarisation politique et le fait que le conflit armé persiste.

Il ne faut pas oublier que, contrairement à d’autres pays, la Colombie a déjà commencé le travail de reconstruction de la mémoire pendant la guerre. En effet, le Groupe pour la mémoire historique (aujourd’hui Centre national de la mémoire historique) a été créé en 2006, dans le cadre de la Loi Justice et Paix qui prévoyait la démobilisation des paramilitaires et a analysé des dizaines de cas emblématiques du conflit. Depuis lors, les victimes se sont mises à parler et, aujourd’hui, elles sont tellement présentes dans l’espace public qu’il n’est plus possible de nier le coût humain du conflit en Colombie. Et ceci est loin d’être évident.

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swissinfo.ch: La création de la JEP, de la Commission de la vérité et de l’Unité spéciale de recherche des personnes portées disparues a ravivé parmi les victimes l’espoir d’obtenir la vérité et la justice. Toutefois, ces organes ne peuvent travailler que sur les cas dits emblématiques. N’y a-t-il pas un risque que les attentes des victimes soient déçues?

M.B.: Il est clair que ces organes devront faire des choix et trouver des synergies pour s’assurer que les victimes ne soient pas déçues. C’est aussi l’objectif du soutien que la Suisse apporte à ces instances.

Le grand défi est de comprendre les différents besoins des victimes, afin qu’à la fin du processus, elles puissent se sentir reconnues, comprendre ce qui s’est passé, obtenir une réparation acceptable, savoir que les responsables seront punis et, surtout, avoir la garantie que des crimes de ce genre ne se reproduiront pas. Ce scénario est encore lointain, mais je suis convaincue que les représentants de ces trois institutions feront de leur mieux pour faire du bon travail.

Il ne faut pas oublier que dans les territoires où le conflit armé persiste, la population a peur. Cela rend l’exercice de construction de la mémoire extrêmement délicat. Pour que la vérité ne mette pas en danger la vie des gens, des mesures de protection spécifiques, adaptées aux différents contextes régionaux, sont donc nécessaires. La paix en Colombie ne peut se faire sur le dos des victimes. Elle doit être construite à leurs côtés.

swissinfo.ch: Vous avez suivi de près la démobilisation des paramilitaires, lancée en 2006. Quels enseignements peut-on tirer du processus actuel de démobilisation des FARC et du droit des victimes à la vérité et à la justice?

M.B.: Un processus de démobilisation ne signifie pas seulement qu’une personne dépose les armes, mais qu’elle décide de ne pas les reprendre, qu’elle soit réintégrée dans la société et qu’elle assume la responsabilité de ses actes, d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui, en Colombie, tous les acteurs armés non étatiques n’ont pas déposé les armes, et des responsables de crimes atroces, qui ne font pas partie des programmes de réinsertion, n’ont pas encore admis les faits ou reconnu leurs responsabilités par le biais de la justice pénale ou administrative.

Le processus de démobilisation des paramilitaires a également mis en évidence le risque élevé que les combattants tombent dans les rangs du crime organisé, s’ils ne bénéficient pas d’une alternative crédible, à commencer par un travail décent. Le phénomène a été massif en Colombie et a conduit à l’émergence de nouveaux gangs armés, ceux qu’on appelle les BACRIM. Dans certaines régions du pays, l’État est pratiquement absent, ce qui laisse une grande marge de manœuvre aux groupes criminels.

«Il est vrai que la mise en œuvre par le gouvernement de programmes de réintégration des anciens guérilleros dans la société civile progresse lentement»

swissinfo.ch: Cela pourrait-il en être de même avec les anciens combattants des FARC?

M.B.: Je ne pense pas que le risque soit si grand. Les FARC sont organisées de manière très hiérarchique, disposent des outils pour suivre leurs membres démobilisés et continuent d’avoir un objectif politique. D’autre part, il est vrai que la mise en œuvre par le gouvernement de programmes de réintégration des anciens guérilleros dans la société civile progresse lentement. Il y a une grande dichotomie entre l’urgence de veiller à ce que les démobilisés ne reprennent pas les armes et la lenteur des efforts du gouvernement.

swissinfo.ch: La Suisse accompagne les négociations entre la guérilla de l’Armée de libération nationale (ELN) et le gouvernement colombien, à Quito. En tant qu’envoyée spéciale pour la paix, vous suivez régulièrement ces réunions. Quelle est l’importance donnée aux victimes du conflit?

M.B.: Lors des négociations avec les FARC, les questions liées à la vérité et à la justice ont été beaucoup discutées. Aujourd’hui avec l’ELN, la question humanitaire et le droit à la participation des différentes communautés émergent. Je pense que c’est un point très important. De nombreuses communautés souffrent non seulement des conséquences du conflit, mais aussi de l’abandon de l’État dans les régions où règnent encore des groupes armés.

Pour que la Colombie s’oriente vers une paix durable, l’État devra être en mesure de reconnaître ses responsabilités en matière de protection et de les mettre en œuvre, en répondant aux besoins de tous ses citoyens. C’est l’un des grands défis auxquels la Colombie est confrontée pour une paix digne de ce nom. 

Mô Bleeker

Mô Bleeker Lien externea étudié l’anthropologie, les sciences des religions et la communication sociale à l’Université de Fribourg. Elle est impliquée depuis plus de quarante ans dans les processus de transition des pays en conflit vers la paix, dans des territoires tels que la Colombie, l’Amérique centrale, l’Afrique et l’Asie du Sud-Est. De 2011 à 2017, elle a été l’envoyée spéciale du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) pour les questions relatives au traitement du passé et à la prévention des atrocités.

Son engagement en Colombie a commencé en 2006, à la demande du président d’alors Alvaro Uribe, dans le cadre de l’application de la loi Justice et Paix et de la démobilisation des paramilitaires. Mô Bleeker a notamment accompagné la création de la Commission nationale pour la réparation et la réconciliation (CNNR) et du Groupe pour la mémoire historique (aujourd’hui Centre national de la mémoire historique, CNMH). 

De 2011 à 2017, elle a présidé le Conseil international du Centre national de la mémoire historique. Puis, en mars 2017, elle a été nommée envoyée spéciale pour le processus de paix et la sécurité humanitaire en Colombie par le DFAE.

(Traduction de l’italien: Katy Romy)

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