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Eh man, tu te la pètes… ou bien?

Quand le language des 'cités' s'étend sur la Suisse... swissinfo.ch

Ils vivent en Suisse romande et pourtant leur accent est celui des cités des banlieues françaises. Comment, pourquoi les jeunes Romands ont-ils adopté ce parler?

Eléments de réponse avec Shirin Naderi-Kharaghan, auteur d’un mémoire sur la question, et Pascal Singy, sociolinguiste.

A Genève ou Lausanne, on ‘kiffe’ désormais comme à Paris ou Marseille. Le parler des cités s’est même étendu à la campagne romande. Pour preuve cette phrase entendue lors d’une foire villageoise à Dombresson (NE): ‘Eh man, té vraiment pas digne de faire partie d’un gang!’

«Le langage jeune a toujours existé. On peut penser au javanais ou au verlan. Ce qui a changé, c’est l’omniprésence des médias. Le parler des cités s’est diffusé en Suisse romande essentiellement par ce biais-là», observe Pascal Singy, professeur à l’Université de Lausanne.

«Il est aussi véhiculé par la culture hip-hop, surtout le rap», ajoute Shirin Naderi-Kharaghan, linguiste et enseignante, auteur d’un mémoire sur la question, réalisé en 2004 dans un foyer pour jeunes.

Et puis, il y a sans doute aussi une certaine fascination pour la France. En ce sens-là, les jeunes Romands ne sont pas très différents de leurs aînés – qui n’a pas dissimulé une fois ou l’autre son accent en présence d’un voisin français?

Un accent importé

Par mimétisme, les jeunes Romands ont donc petit à petit repris des expressions issues des banlieues françaises. Coupures au début ou à la fin des mots (y pas de ‘blem), verlanisation (la beu pour l’herbe), métaphore, etc.

«Il y a une forte création lexicale. On joue avec les mots, comme on le faisait autrefois avec l’argot», constate Pascal Singy.

Plus étonnant, l’accent des banlieues est lui aussi repris (c’est mortel: prononcer ‘cé maurtèl’). L’étude de Shirin Naderi-Kharaghan le confirme.

«C’est sans doute l’une des conclusions les plus frappantes, souligne la linguiste, parce que l’accent est régional par définition. Or, dans le cas présent, il a été importé de manière totalement artificielle.»

«En France, ‘l’accent banlieue’ est né tout naturellement, notamment du mélange des cultures. Il y a des influences maghrébines, tziganes, africaines, etc. Par ailleurs, cet accent ne sera pas le même dans la banlieue de Paris ou de Marseille.»

Lors de son enquête dans un foyer lausannois, la linguiste a interrogé les jeunes sur cette question, leur demandant pourquoi ils parlaient avec cet accent. Une adolescente lui a répondu:

«Non, tu vois, nous on parle comme ça pour montrer qu’on est des gens qu’on se laisse pas faire, tu vois. Si on parlait style, les gens i nous prendraient pour des bouffons.» (Extrait du mémoire de Shirin Naderi-Kharaghan)

Un code secret

«Le parler jeune a clairement une fonction identitaire, explique Pascal Singy. C’est une forme de code secret qui permet d’affirmer son appartenance à un clan.»

D’ailleurs, le vocabulaire évolue sans cesse (vous aviez enfin maîtrisé l’usage du ‘trop’ ou du ‘grave’, ou des deux ensemble, et déjà il faut apprendre à placer l’expression ‘c’est abusé’). En fait, dès qu’un mot est trop bien compris, il change.

«Certains jeunes des banlieues parisiennes n’étaient par exemple pas très contents de la récupération de leur parler dans la publicité, illustre le sociolinguiste. Ce qui les a conduits à inventer d’autres termes, afin qu’ils restent les détenteurs uniques de cette forme de langage.»

Milieu social

En France, plusieurs études ont établi un lien clair entre pratique linguistique et milieu social. En Suisse, ce rapport semble moins évident.

Ici, ‘l’accent banlieue’ n’est pas l’apanage des ados de la rue. Les ‘fils à papa’ l’utilisent aussi, pour faire cool, pour s’identifier à la racaille, au leader insolent et rebelle de la banlieue.

«Je ne pense pas que les jeunes Romands qui récupèrent le parler des cités aient le même vécu que leurs pairs français», confirme Pascal Singy.

Quelles conséquences?

Reste que s’ils perdent la maîtrise du français conventionnel, les jeunes Romands adeptes du parler des cités pourraient rencontrer des difficultés d’adaptation au niveau social et professionnel.

«Chacun de nous sait quel niveau de langage adopter suivant les circonstances et l’interlocuteur. Le problème peut se poser pour les jeunes qui n’arrivent pas encore à faire la différence, explique Shirin Naderi-Kharaghan. Mais il faut leur faire confiance.»

Comme à chaque fois que la langue est réinventée, des voix s’élèvent pour défendre le ‘bon français’. «Ce parler inquiète particulièrement les enseignants, j’ai pu le constater en discutant avec mes collègues», ajoute la linguiste.

Mais, selon elle, on est encore loin de la situation française où l’on parle d’une véritable fracture linguistique. «En Suisse, nous donnons aux jeunes les moyens de s’intégrer dans la société et la vie professionnelle.»

Pour Pascal Singy, la question mériterait qu’une étude soit réalisée «parce que s’il y a réellement une fracture, il faudrait agir au plus vite». Actuellement, la seule enquête menée en Suisse romande est celle de Shirin Naderi-Kharaghan, qui s’est concentrée sur l’exemple d’un foyer lausannois.

Avec ses collègues, le sociolinguiste Pascal Singy a déjà commencé une enquête auprès des enseignants. Il souhaiterait maintenant conduire une étude auprès des jeunes eux-mêmes.

swissinfo, Alexandra Richard

– En France, le parler des banlieues a émergé dans les années 80. En constante évolution, son vocabulaire s’inspire aussi des différentes cultures présentes dans les cités: arabe maghrébin, berbère, langues d’Afrique, d’Asie et langues tsiganes, créoles des Antilles, etc.

– En Suisse romande, il a été importé artificiellement, accent compris. Il s’est étendu essentiellement par le biais des médias et de la culture hip-hop.

– Un Dictionnaire du français contemporain des cités, qui comprend environ 900 entrées, a été publié en 2001. «Comment tu tchatches!», par Jean-Pierre Goudailler, Ed. Maisonneuve & Larose, Paris.

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