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Erykah Badu et Gil Scott-Heron éblouissent Montreux

Une heure et demie avec Gil Scott-Heron épuisée à la vitesse d’une étoile filante. Montreux Jazz Festival © Lionel Flusin

C’était une des soirées les plus attendues de ce 44e Montreux Jazz Festival. Elle a tenu ses promesses. La diva soul Erykah Badu précédée du revenant Gil Scott-Heron ont remis la musique noire américaine à sa place. Au centre de la carte.

Ce n’était pas gagné d’avance. Vendredi, dans le Sud de la France, Gil Scott-Heron avait fait faux bond. Laissé filé le concert. Disparu, le cabossé de la vie. Même ses musiciens et son manager ne savaient quel vent l’avait emporté, ailleurs, où?

Because running makes me look like everyone else
though I hope there will ever be cause for that
Because I will be running in the other direction
not running for cover


Ces mots sont tirés d’un de ses textes récents, mis en musique dans «I’m New Here», l’album bouleversant que l’Américain a sorti cette année. Texte qu’il termine ainsi:

And because you’re going to see me run soon and because you’re going to know why I’m running then
You’ll know then
Because I’m not going to tell you now

Pas gagné d’avance donc, pourtant GSH a répondu présent. Pour dire au public de Montreux ce qu’il avait sur le cœur, à l’esprit. Poétiquement, avec un humour porté sur l’absurde, de cette voix gravissime et pierreuse, encore plus goudronnée que le Bronx, déchirante.

«A ceux qui pensaient que je ne serais pas là: vous avez perdu!», a-t-il ironisé, casquette éternelle, lunettes solaires et rire de démiurge. «A ceux qui pensaient que je ne sais pas jouer du piano: vous avez peut-être raison». La suite leur a montré que non.

Une entame autour de ses tribulations pour parvenir à Montreux, sur scène, puis une heure et demie épuisée à la vitesse d’une étoile filante, on aurait voulu suivre GSH loin dans la nuit, longtemps.

Son corps élancé, intranquille, noyé dans ses habits de géant, GSH a surfé sur les mots et les idées s’accouplant dans sa tête, sans jamais perdre le cap. Un grand «entertainer», un improvisateur rugueux et amusé, ponctuant la musique de monologues où il est notamment question de la difficulté de disparaître, de bus jaunes, de jazz, des musiciens et des disques qui ont jalonné son parcours.

En dix titres

De son dernier album, un seul titre lors de ce concert, «I’ll take care of you», poignant comme une eau de source bue la gorge serrée. Au total, GSH a gratifié son public de dix titres. D’abord seul, au Fender Rhodes, un blues, puis un texte sur les saisons en spoken word, puis un autre blues, à propos de l’hiver en Amérique.

Une ballade pour continuer, avec au piano l’éclatante Kim Jordan. Et ce motif, «I believe in peace», répété jusqu’à la transe. Sur «Is that jazz», GSH a esquissé un scat, le sax a pris un solo extatique, l’harmonica s’est fait volubile et le piano déstructuré.

Autre temps fort de ce concert déhanché, évident bien qu’inespéré pour ceux qui suivent la carrière accidentée de GSH: «Be safe, be strong, be free», avec la salle pour jouer les chœurs. Puis ce rappel – «The bottle» – où GSH répète: «Celebrate, celebrate, celebrate». Longue vie à Gil Scott-Heron! Et c’est peu de le dire.

Plus spontanée

Erykah Badu, très en forme, a pris en main le deuxième versant de la soirée. Elle revenait à Montreux deux ans après un concert mémorable centré sur son combatif album «New Amerykah Part One (4th World War)». C’était peu de temps avant l’élection d’Obama et la diva soul ne cachait pas son espoir.

On ne saura pas ce qu’elle en dit aujourd’hui. Mais elle a proposé dimanche un set d’apparence plus spontanée, plus enlevé, moins numérisé, et tout aussi réussi que celui de 2008. Une musique moins cérébrale également, beaucoup de sentiment dans le verbe, à l’aune du second volet sorti cette année, «New Amerykah Part Two (Return of the Ankh)».

Avec ses dix musiciens puissance deux, chapeau haut-de-forme, ailes d’ange au bout des oreilles, l’Américaine ne s’est pas cantonnée à ce dernier album. Au contraire.

De sa voix de verre ardente cette fois très en avant, elle a revisité tous les pans de son répertoire. Un retour sur racines aux accents tout à tour gospel, hip-hop, R&B, voire jazzy. Les nostalgiques auront même reconnu une ligne de basse de A Tribe Called Quest, groupe appartenant au panthéon du rap.

Avant de s’esquiver une première fois, la prêtresse a chanté, a cappella ou presque, «There will be a brighter day». Et comme pour prendre les devants, elle a offert au public une longue plongée en rappel dans la nuit. La magie de Montreux a encore opéré dimanche.

Pierre-François Besson, Montreux, swissinfo.ch

Mots. Né en 1949 à Chicago, il entame sa vie d’adulte dans le Bronx. Homme de plume, de mots et de notes, il a enregistré dès les années 70 des disques inspirés par la rue, la politique (critique de Nixon, de Reagan), les problèmes sociaux (la drogue, la violence), la cause noire.

Notes. Influencé par le jazz et la soul music, avec sa manière de scander les mots (spoken word), il est parfois considéré comme un des pères du rap, qu’il a toujours invité à maintenir une exigence artistique et politique. Il a sorti une bonne vingtaine d’albums. Son plus grand succès, «The Bottle», date de 1975.

New. En 1984, il est exclu de sa maison de disque, continue à tourner mais n’enregistre que neuf ans plus tard. En 2001, il entame une période difficile où se mélangent drogues et pénitenciers. Seize ans après son dernier disque, il propose cette année l’émouvant «I’m New Here».

Art. Née Erica Wright en 1971 au Texas, elle a entamé sa vie musicale dès l’école. Personnalité incontournable des musiques noires actuelles (R&B, hip hop, soul), actrice et mannequin, elle a enregistré cinq albums et un live. Elle a sorti en 2010 «New Amerykah Part Two (Return of the Ankh)».

Et plus. Etablie entre New York et Dallas, cette mère de trois enfants est aussi une activiste qui assume un projet social pour les jeunes à travers la musique, la dance ou les arts visuels.

Plus de deux semaines. Le 44ème MJF se tient du 1er au 17 juillet.

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