Des perspectives suisses en 10 langues

Guerre et paix sur les cimes

L'auteur syrien Fawwaz Haddad (à dr.) avec ses traducteurs dans le bar de l'hôtel Les Sources des Alpes. Jonas Ludwig Walter

De la «Walliser Totentanz» (danse de la mort valaisanne) de Werner Ryser lue à minuit sur le col de la Gemmi à la guerre au Proche-Orient, en passant par les lectures de David Grossman et Fawwaz Haddad, le festival de littérature de Loèche-les-Bains a réuni, pour sa 20ème édition, les littératures locale et internationale autour de thèmes sociaux et politiques.

En descendant du car dans la station valaisanne de Loèche-les-BainsLien externe, à 1400 mètres d’altitude, le visiteur se retrouve face aux abruptes parois rocheuses de la Gemmi et du Torrenthorn et, tout en respirant l’air pur de la montagne, entre soudain dans un autre monde: le festival de littératureLien externe.

Celui-ci s’est ouvert avec l’histoire orageuse de la Géorgie, où se déroule l’opulente saga familiale de Nino Haratischwili, 32 ans. Née à Tiflis et vivant aujourd’hui à Hambourg, cette exilée qui écrit en allemand a offert une lecture tirée de «Das achte Leben» (la huitième vie) dans le jardin de l’Hôtel Regina.

Lecture de Nino Haratischwili dans le jardin de l’hôtel Regina. Jonas Ludwig Walter

Ce roman de 1280 pages couvre cent ans de l’histoire familiale de plus de six générations, résultat de vastes recherches, de témoignages d’époque et de souvenirs personnels des années 1980. Guerres et révolutions ont entraîné la famille dans un tourbillon de souffrances et de pertes.

Contre la langue de bois

La pertinence sociale de la littérature et son imbrication dans les crises politiques se trouvaient cette année au centre du festival. L’écrivain israélien David Grossman a raconté à swissinfo.ch comment l’expérience de la guerre et de la violence, accompagnée du développement de la langue de bois des politiciens, provoque une urgence d’autant plus grande pour lui de créer sa propre grammaire et sa propre langue.

«Les écrivains ont toujours un sentiment de claustrophobie ou d’étouffement, quand les autres veulent leur imposer leur langage. Cela me pousse à raconter les choses en mon nom propre.» Il ne veut pas collaborer avec la langue hermétique, unilatérale, des médias officiels, mais rappeler à son public que la réalité est beaucoup plus complexe que celle présentée par les hommes politiques. Dans le conflit du Proche-Orient, les fronts sont durcis, profondément gelés, a ajouté Grossman.

L’auteur israélien David Grossman (à g.) pendant la lecture de la traduction allemande de son texte par l’acteur Thomas Sarbacher. Jonas Ludwig Walter

«C’est ici que la littérature entre en jeu. Par la multiplicité des caractères, la diversité des niveaux de la réalité décrite et la richesse de la langue, la littérature rappelle qu’il y a une autre manière d’être dans la vie, même sans parler explicitement de politique.» La littérature a un effet libérateur quand elle repose sur des nuances et des mots vrais.

La réalité politique est omniprésente dans la vie et les écrits de Grossman, et cela de la manière la plus brutale. En 2006, son fils Uri a été tué lors de la guerre du Liban. La douleur a rendu l’écrivain muet. Ensuite, il a écrit «Tombé hors du temps». Ce soir-là, David Grossman a fait une lecture du livre dans les bains désertés. Dans une langue lyrique proche du silence: «Nous sommes ici, il est là-bas. Femme, non, ne me regarde pas avec ce regard vide.»

Prémonition de l’horreur du Jihad

Dans le bar de l’hôtel Les Sources des Alpes, une histoire père-fils très différente a été présentée par le Syrien Fawwaz Haddad. Dans le roman «Le Ciel sanglant de Dieu», un père syrien part à la recherche de son fils parti rejoindre le Jihad en Irak.

Ecrit en 2010, ce roman se lit comme une prémonition de l’horreur des événements en Syrie. Fawwaz Haddad, qui s’est exilé entretemps à Doha et à Beyrouth, a confié à swissinfo.ch que la guerre exerce une pression tellement morbide sur lui qu’il n’est capable d’écrire sur rien d’autre. «La littérature peut créer un contre-monde, elle peut changer le regard sur la vie, mais elle ne peut pas empêcher la guerre.»

A minuit sur la Gemmi

Au clair de lune sur les rochers au-dessus de Loèche-les-Bains, la lecture de minuit sur la Gemmi a constitué un des moments forts du festival. Avec une lecture énergique de sa «Walliser Totentanz» (danse valaisanne de la mort), Werner Ryser a évoqué les hauts-faits de la fin du Moyen-Age. Ce roman historique est une sorte d’historiographie littéraire du destin des petites gens du canton du Valais, présents dans près de 1500 champs de bataille d’Europe.

La série de discussions «Perspectives» a été consacrée à l’interaction entre littérature et société. Lors d’une table ronde sur le thème «Crise et culture», «le manque de responsabilité structurelle» des banques était opposé aux îles créatrices de la littérature. Ce qui a suscité une vive réaction de Lukas Bärfuss: «Avec l’écriture, je ne veux pas m’isoler, mais entrer en correspondance avec le monde, je recherche l’échange. Nous faisons partie du système et nous devons le combattre de l’intérieur.»

Pendant que cette discussion menaçait constamment de déraper, le jeune auteur ukrainien Serhij Zhadan a ensuite calmé le jeu avec une lecture de son roman, «L’invention du jazz dans le Donbass», qui se passe sur un terrain de football miteux d’une zone industrielle de l’est de l’Ukraine. Un feu d’artifice de mots, une métaphore à la fois enthousiaste et virulente de la lutte de pouvoirs en Ukraine. Tout cela d’autant plus inimaginable dans la paisible station de montagne.

Un festival ouvert au monde

Le 20ème festival international de littérature de Loèche-les-Bains a, du 3 au 5 juillet 2015, atteint un nouveau record de 3500 visiteurs. 38 auteurs ont participé à des lectures et des discussions dans divers lieux pleins d’atmosphère de la station thermale, comme les bains délaissés pour l’occasion, une randonnée dans les gorges de la Dalaschlucht, à 2300 mètres d’altitude sur le col de la Gemmi ou dans un bar d’hôtel.

Lors d’un atelier de traduction organisé conjointement avec le Colloquium littéraire de Berlin, l’auteur suisse Peter Stamm s’est présenté avec les traducteurs de ses œuvres les plus récentes.

Le festival a été créé en 1996 par le libraire et éditeur Ricco Bilger, qui a transformé le salon de coiffure familial à Loèche-les-Bains en librairie. Grâce à la participation de grands écrivains internationaux tels que Salman Rushdie et Jonathan Safran Foer, l’événement a pris de l’importance et passe aujourd’hui pour une étape significative du réseau littéraire européen.

Depuis neuf ans, les médiateurs littéraires Hans Ruprecht et Anna Kulp sont responsables du programme, organisé par l’association d’utilité publique du festival et soutenu par l’Office du tourisme, les hôteliers et d’autres partenaires.

(Adaptation de l’allemand: Isabelle Eichenberger)

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision