Des perspectives suisses en 10 langues

Il parle avec les siens un patois éteint il y a 100 ans

A la maison, Joël Rilliot parle en patois neuchâtelois à ses deux filles Margot et Amélie et en italien à sa compagne Isabelle, qui tient leur petit Elia. David Marchon

Joël Rilliot, médecin, est la seule personne – au monde! – qui apprenne et parle «l'paté dé montagnè n'tchalésè», soit le patois des Montagnes neuchâteloises. Il a à son actif 6000 mots d’une langue oubliée…

«Do bon vêpré, vo peuté salià pâ lé-z égrâ»: c’est ainsi, en patois des Montagnes neuchâteloises, que Joël Rilliot nous dit «Bonsoir, vous pouvez monter par l’escalier» extérieur.

Ce médecin généraliste de 36 ans, domicilié dans le village de Chambrelien, est la seule personne du canton de Neuchâtel à parler cette langue morte, essentiellement avec ses deux filles. Un patois qu’il apprend depuis 1998.

«Après mes études à Lausanne, j’ai vécu dans le canton de Fribourg, où de nombreuses chorales chantent en patois régional. Je me suis demandé si pareil langage existait encore en pays neuchâtelois», raconte cet enfant du Val-de-Ruz. «C’était en quelque sorte une recherche de racines.»

Une passion «déraisonnable»!

Engagé entre-temps à l’hôpital de La Chaux-de-Fonds, Joël Rilliot s’intéresse à l’accent des Montagnes, interroge ses patients les plus âgés, contacte des scientifiques, compulse de vieux livres et documents, écoute un enregistrement sonore. Et se rend compte que, depuis plus d’un siècle, plus personne ne parle l’un des quatre genres de patois, différents mais assez proches pour converser indifféremment, qui se côtoyaient jadis dans le canton.

De la terrasse, on voit qu’un merle est venu sur le cerisier du verger. «On moile à v’niu s’adjotschî su le çrisî», annonce l’hôte à ses filles…

C’est qu’à force de persévérance, de torsions de bouche, il a déjà retrouvé près de 6000 mots et verbes. Sa prononciation est gutturale, sourde, assez nasillarde. Très sympa d’entendre ce langage proche des dialectes franco-provençaux. Mais, franchement, à quoi ça sert? «A rien, puisque personne ne le parle, mais j’adore ça. C’est vraiment une passion, déraisonnable comme toutes les passions», répond Joël Rilliot. «Cette démarche m’a quand même beaucoup appris sur les liens entre le langage et la terre, sur la vie des paysans, bourgeois ou horlogers de la fin du 19e siècle dans les Montagnes.»

Oreille académique

«Je sais juste que Monsieur Rilliot se documente sérieusement, surtout sur la base d’ouvrages de la fin du 19e siècle, et sa passion m’est sympathique», réagit Andres Kristol, professeur de dialectologie à l’Université de Neuchâtel. «Mais l’idée de parler une langue morte voici plus de 100 ans est assez extravagante. Je me demande bien ce que ça donne.»

Car Andres Kristol est catégorique: le patois «montagnon» s’est éteint à la fin du 19e siècle. Les actuels patoisants de La Chaux-de-Fonds sont en fait des Jurassiens. Et les derniers Neuchâtelois à avoir parlé un patois de leur coin? Ils ont disparu, octogénaires, vers 1920 au Landeron.

Aujourd’hui, à l’Université du 3e âge, le professeur Kristol ne rencontre plus que «des septuagénaires qui se souviennent que leurs grands-parents utilisaient encore quelques mots de patois qu’ils avaient entendus dans leur jeunesse». Ça fait loin…

Certains mots de patois ont survécu, note Joël Rilliot, comme «clédar» pour portail en bois. D’autres ont été déformés. Ainsi, la côte aux «faes», aux brebis, est devenue La Côte-aux-Fées. La «roche dé crôs», roche aux corbeaux, s’est transformée en Roche-aux-Crocs. Ce rapport aux corvidés se retrouve intact dans Nid-du-Crô.

«A r’vè-vo!»

«Je comprends assez bien ce que dit mon papa, mais des fois y a des mots que je ne connais pas, qu’il ne dit pas souvent», témoigne Margot, 9 ans et demi, la fille cadette de Joël Rilliot. Mais elle ne parle que de temps en temps en patois, comme sa sœur aînée. Entre elles, elles parlent presque toujours en français.

«Le patois n’est pas utile, mais ça me fait plaisir d’apprendre cette langue», affirme Amélie, 11 ans et demi. «Ce qui me fait bizarre, c’est quand des copines ou d’autres gens nous entendent en patois avec mon papa et se demandent ce que c’est.»

La passion de Joël Rilliot s’est étendue à tous les patois. Et ce Neuchâtelois cosmopolite s’est promis d’au moins baragouiner un jour le dialecte du Tessin, d’où est originaire sa compagne. Isabelle Rossi, maman d’Elia, un «bouebet» de dix mois, affirme comprendre ce que dit son homme, mais sans se sentir très concernée par ce patois, vu ses origines. Entre eux, ils parlent l’italien.

Bon, et bien au revoir! «A r’vè-vo!». Heu, pardonnez-moi, mais juste encore une petite question: dans une langue morte depuis plus de 100 ans, comment dit-on ordinateur ou natel? «J’y vais par étymologie, par adaptation, comme le français a adopté des mots anglais», répond Joël Rilliot. «Alors je dirais simplement «ordenateu» et «portabio», qui signifie portable.»

Alexandre Bardet, L’Express / swissinfo.ch

Patois, dialecte. Les termes patois ou dialecte désignent une forme locale ou régionale d’une langue, qui ne jouit pas d’un statut officiel ou national (…) Ils possèdent leur propre grammaire et un abondant vocabulaire.

Evolutif. Le francoprovençal, à ne pas confondre avec le provençal (occitan), est une langue non normée issue du latin, qui a évolué librement et s’est constituée en de nombreuses formes dialectales locales, contrairement au français que les grammairiens ont «muselé» dès le XVIème siècle.

Vaste zone géographique. Ce groupe de parlers s’est développé dans une région qui comprend approximativement la Suisse romande (sauf le canton du Jura dans lequel on parle un dialecte de type franc-comtois, qui appartient au domaine d’oïl), la Savoie, le Lyonnais, le Dauphiné et la Vallée d’Aoste en Italie.

6ème Siècle. Cette langue est attestée dès la fin du 6ème siècle, parallèlement à la langue d’oïl dans le nord de la France (dont une des variantes a donné le français) et à la langue d’oc dans le sud (parfois appelée provençal).

Romandie. Les trois groupes de parlers (oïl, oc, francoprovençal) se sont développés simultanément dans leurs régions respectives jusqu’au XIXème siècle. Aujourd’hui le français (…) a tout recouvert. Mais n’oublions pas qu’il y a cent cinquante ans, la plupart des gens parlaient francoprovençal en Suisse romande.

Valais et Gruyère. Aujourd’hui, en Suisse, seuls le Valais et la Gruyère possèdent encore des locuteurs natifs de cette très ancienne langue en voie de disparition, alors que le canton de Neuchâtel a perdu ses derniers patoisants dans les années 1920.

Extraits de l’article «Le patois neuchâtelois» d’Aurélie Elzingre, collaboratrice scientifique au Centre de dialectologie et d’étude du français régional de l’Université de Neuchâtel.

A côté de son métier de médecin, Joël Rilliot est batteur et choriste dans le groupe «Funkastic».

Un groupe de funk-rap pour lequel il a écrit deux chansons en ancien langage montagnon.

En conformité avec les normes du JTI

Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative

Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !

Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision

SWI swissinfo.ch - succursale de la Société suisse de radiodiffusion et télévision