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Le cri de révolte de la Suisse italienne

La frontière à Chiasso, le point le plus au sud de la Suisse. Keystone

Aucun autre canton n’a voté aussi massivement pour l’initiative contre l’immigration de masse que le Tessin. La pression des frontaliers sur le marché du travail local, des routes engorgées et le peu de compréhension de la Berne fédérale expliquent ce résultat.

Le Tessin italophone s’enfonce comme un coin dans le territoire lombard. Dimanche, ce canton a accepté l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) contre l’immigration de masse avec la plus haute proportion de «oui» du pays.

Pour être exact, 68,3% des citoyens tessinois ont approuvé l’idée de rétablir des contingents pour les travailleurs étrangers. «La libre circulation des personnes avec l’UE? Basta!»: cette phrase résume bien une opinion largement répandue dans le canton. Un mouvement politique protestataire – la Ligue des Tessinois – profite avec succès de cette attitude depuis 20 ans.

Contrairement à la Suisse alémanique, où l’établissement des travailleurs européens – par exemple venus d’Allemagne – et des problèmes tels que l’augmentation des loyers et des trains bondés ont joué un rôle important, au sud des Alpes, le débat se concentre exclusivement sur les frontaliers et les indépendants d’Italie. Or le texte de l’UDC mentionne explicitement que le nombre des frontaliers devrait être limité.

Après l’entrée en vigueur de l’accord sur la libre circulation des personnes avec l’Union européenne, le 1er juin 2002, les autorités suisses ont supprimé le 1er juin 2007 l’obligation pour les frontaliers de résider dans un rayon de 20 km de la frontière.

Les entreprises ne sont plus soumises à des quotas de permis de travail ni à l’obligation de donner la préférence à la main-d’œuvre indigène au moment du recrutement.

Les travailleurs frontaliers obtiennent un permis (G) au moment de la signature du contrat de travail. Ils sont toutefois obligés de rentrer à leur domicile au moins une fois par semaine.

Explosion du nombre de frontaliers

Le nombre des personnes qui font la navette entre l’Italie et le Tessin a véritablement explosé en l’espace d’une décennie, passant de 29’000 à 60’000, et cela dans un canton qui compte 340’000 habitants. Plus d’un quart des emplois sont occupés par des gens qui ont leur domicile de l’autre côté de la frontière.

Autrefois, ces travailleurs italiens étaient principalement des ouvriers d’usine, mais depuis longtemps maintenant, ce sont aussi des vendeurs ou des spécialistes de l’informatique. Une grande flexibilité et une bonne formation, ainsi que des prétentions salariales limitées, font des Italiens une main d’œuvre intéressante pour le secteur tertiaire.

Récemment, de plus en plus de frontaliers étaient également des travailleurs détachés, avant tout des artisans, qui peuvent être actifs en Suisse sans permis pour une durée maximale de 90 jours. Comme plombiers ou carreleurs, ils représentent une rude concurrence pour les artisans locaux sur les chantiers en raison de leurs prix bas.

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Peur pour les places de travail

Pour le démocrate-chrétien (PDC / centre-droit) Paolo Beltaminelli, président du gouvernement tessinois et lui-même opposé à l’initiative, l’attitude du Tessin n’a «rien à voir avec le fait d’être pour ou contre les étrangers». Il s’agit selon lui simplement de problèmes sociaux. L’évolution économique au Tessin fait peur et beaucoup de gens craignent pour leur propre place de travail, note-t-il.

Il existe effectivement toute une série d’exemples qui montrent que les travailleurs locaux ont été remplacés par des frontaliers (meilleur marché). Tout du moins dans les branches où il n’existe pas de conventions collectives de travail. Le taux de chômage du canton en 2013 est à 4,5%, un point au-dessus de la moyene nationale.

Contrairement à Genève ou à Bâle, dont le statut de grande ville attire de nombreux frontaliers de l’étranger, le Tessin représente la périphérie de l’agglomération milanaise et de la Lombardie, une région qui compte six millions d’habitants. Cette situation fait du Tessin un cas particulier en matière de frontaliers.

Réflexe anti-frontaliers

Le dumping salarial et l’exclusion des travailleurs indigènes par les frontaliers sont ainsi devenus un thème récurrent, d’autant plus que les pendulaires engorgent quotidiennement les routes. Compte tenu de la crise qui règne dans leur pays, de nombreux Italiens sont prêts à travailler en Suisse pour des salaires minimaux et à parcourir de longs trajets.

Or le fait est qu’ils trouvent un travail. Les énormes différences de salaire entre la Suisse et l’Italie jouent un grand rôle. Par exemple, une vendeuse gagne peut-être 1300 francs (1060 euros) en Lombardie contre environ 3800 francs (3100 euros) en Suisse.

Le politologue Oscar Mazzoleni est convaincu que le réflexe anti-frontaliers s’est encore accentué au Tessin en raison de la crise financière et économique qui frappe l’Italie depuis 2008.

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Peu de compréhension de la Confédération

A cela s’ajoute que les Tessinois ont le sentiment que leurs problèmes sont ignorés par la Berne fédérale. On n’a cessé d’entendre au cours des dernières semaines que les inquiétudes et les peurs de la population tessinoise n’étaient pas prises au sérieux dans la capitale. De nombreux citoyens ont dès lors manifestement voulu donner un signal clair en glissant un «oui» dans l’urne.

Dans l’économie tessinoise, on est tout sauf heureux de ce signe. Il est en effet à craindre que la mise en place de contingents et d’un système de préférence nationale lors de l’attribution d’un poste de travail n’entraîne une importante bureaucratie pour les entreprises, et cela au détriment de la place économique.

Au Tessin, les travailleurs qualifiés sont difficiles à trouver. L’hôtellerie et la restauration dépendent entièrement des travailleurs étrangers. Ce qui fait dire à Luca Albertoni, directeur de la Chambre tessinois de l’économie et du commerce: «La seule chose de sûre désormais, c’est l’incertitude».

Ce dernier espère simplement qu’en établissant des contingents, on ne met pas tous les étrangers dans le même panier: étrangers venus s’établir en Suisse, frontaliers, demandeurs d’asile.

Les peurs en Italie

Mais il existe désormais aussi de l’inquiétude parmi les frontaliers italiens. Beaucoup se plaignent d’être toujours vus uniquement comme un problème. Or sans eux, une part importante de l’économie tessinois serait à l’arrêt.

«L’issue du vote provoque l’inquiétude», commente Massimo Nobili, président de la province italienne Verbano-Cusio-Ossola. Selon lui, ce vote est un pas en arrière pour une Europe qui plaide pour l’intégration.

Président de la région Lombardie, Roberto Maroni ne montre lui non plus aucune satisfaction. Ce politicien de premier plan de la Ligue du Nord explique en même temps qu’il faut négocier pour diminuer la pression fiscale sur les entreprises italiennes et éviter ainsi qu’elles ne se déplacent de l’autre côté de la frontière.

Alors que le représentant de l’économie tessinoise et les politiciens italiens regrettent le résultat du vote, le député de la Ligue des Tessinois Lorenzo Quadri parle d’un «triomphe». Son parti s’attend à ce que la volonté populaire soit très rapidement traduite dans les faits. «Le premier pas devrait être l’introduction d’un contingentement des frontaliers et des petits indépendants», demande-t-il.

La commune de Stabio compte plus de frontaliers que d’habitants

Contenu externe

Unique canton entièrement italophone, le Tessin a été pendant longtemps assez ouvert en matière d’étrangers. Dans les scrutins fédéraux, il votait généralement comme la Suisse romande.

En 1970 par exemple, le canton avait refusé à 63,7% l’initiative contre la surpopulation étrangère lancée par James Schwarzenbach. C’était alors le refus le plus net du pays (54% de «non» à l’échelle nationale).

La rupture avec cette tradition a commencé au début des années 1990. Lors du référendum sur l’Espace économique européen, en 1992, le Tessin avait dit «non» à 61,5%. Seuls la Suisse romande et Bâle avaient voté en faveur de l’adhésion.

Depuis lors, le Tessin a toujours exprimé un refus lors des scrutins portant sur la politique d’ouverture à l’Europe.

(Traduction de l’allemand: Olivier Pauchard)

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