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Les Helvètes risqueront-ils un «Swixit» en limitant l’immigration?

L'immigration européenne en Suisse est fortement liée au marché du travail: deux tiers des ressortissants de l'UE arrivent pour y exercer une activité lucrative. Keystone / Sandro Campardo

En raison de la crise du coronavirus, le Conseil fédéral a décidé lors de sa séance du 18 mars de repousser la votation du 17 mai à une date indéterminée. Les derniers développements sont à suivre ici

Les Européens pourraient ne plus pouvoir venir travailler librement en Suisse si l’initiative «pour une immigration modérée» est acceptée. Avec son texte, soumis en votation fédérale, l’Union démocratique du centre tente à nouveau d’abolir la libre circulation des personnes avec l’Union européenne. Le gouvernement craint un Brexit à la Suisse.

Fin de la libre circulation des personnes et retour aux contingents pour réguler l’immigration européenne: les Suisses se prononceront sur une réorientation fondamentale de la politique d’admission des étrangers dans le pays.

Avec son initiative populaire «pour une immigration modérée», dite «de limitation», l’Union démocratique du centre (UDC) exige que la Suisse règle l’immigration de manière automne. Par l’introduction d’un nouvel article 121bLien externe dans la Constitution, la droite conservatrice demande la résiliation pure et simple de l’accord sur la libre circulation des personnes avec l’Union européenneLien externe (UE).

Concrètement, la Confédération devrait négocier avec Bruxelles pour mettre fin à l’accord dans un délai de 12 mois après l’acceptation du nouvel article constitutionnel par le peuple et les cantons. Si cet objectif ne peut pas être atteint, le gouvernement aura l’obligation de dénoncer l’accord dans les 30 jours.

Le texte vise à mettre un frein à l’arrivée de travailleurs européens en Suisse. Ces derniers ne bénéficieraient plus du libre accès au marché du travail helvétique, mais seraient à nouveau soumis à un système de contingentement appliqué avant l’entrée en vigueur de l’accord en 2002.


L’UDC lie immigration et environnement

L’UDC, soutenue par l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN), veut garantir la mise en œuvre de son initiative «Contre l’immigration de masse», acceptée par le peuple le 9 février 2014. Cette dernière imposait au gouvernement d’introduire des plafonds et des quotas annuels pour limiter l’immigration. Estimant qu’elle n’avait pas été mise en œuvre, l’UDC est revenue à la charge avec son initiative «de limitation», signée par 120’000 personnes en six mois.

«Je considère la migration comme le plus fort moteur du gaspillage des ressources»
Albert Rösti

«Nous ne voulons pas d’une Suisse à 10 millions d’habitants», a affirmé le président de l’UDC Albert Rösti, lors de l’assemblée des délégués du parti fin janvier. Pour le parti de la droite conservatrice, l’immigration en Suisse est «incontrôlée et démesurée». Il dresse une longue liste de conséquences négatives de la libre circulation des personnes: pression sur l’emploi et les salaires, augmentation des prix de l’immobilier ainsi que des coûts de l’aide sociale ou surcharge des transports.

Si la protection de l’environnement n’a jamais été au cœur de son programme, l’UDC a décidé de surfer sur la vague verte en dénonçant les effets «nuisibles» de l’immigration sur l’environnement. «Je considère la migration comme le plus fort moteur du gaspillage des ressources, donc comme le principal amplificateur des émissions de CO2», a déclaré Albert Rösti.


Le gouvernement craint un Brexit suisse

Le gouvernement recommande le rejet de l’initiative «de limitation». La résiliation de l’accord sur la libre circulation équivaudrait à un «Brexit suisse», a affirmé la ministre de la Justice Karin Keller-Sutter au cours des débats au Parlement.

>> L’interview de la conseillère fédérale Karin Keller Sutter à la Radio Télévision Suisse:

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Cet accord est lié par une clause guillotine à six autres accords, qui garantissent un accès presque sans discrimination au marché intérieur de l’UE. Sa résiliation entraînerait ainsi la fin de l’ensemble de ce paquet, les bilatérales 1. Un tel scénario limiterait les possibilités d’exportation pour les entreprises suisses, menacerait certains emplois et entraînerait une hausse des prix des biens de consommation, avertit le gouvernement.

La fin de la libre circulation des personnes risquerait aussi d’aggraver la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, craint le Conseil fédéral. Même si la Suisse parvenait à exploiter davantage ses ressortissants, elle continuerait à dépendre fortement des travailleurs étrangers, compte tenu notamment du vieillissement de la population helvétique et des besoins créés par la numérisation. Le gouvernement souligne par ailleurs que la libre circulation n’a pas entraîné d’augmentation du recours aux prestations de l’aide sociale ou de détérioration du marché de l’emploi.

La fin de la libre circulation des personnes impacterait aussi les 760’200 Suisses établis à l’étranger, souligne le gouvernement. La dénonciation de l’accord remettrait en cause leurs droits et leur accès au marché du travail de l’UE.


Front commun contre l’UDC

La droite conservatrice se trouve seule contre tous. De gauche à droite de l’échiquier politique, les autres partis s’opposent au texte de l’UDC, se rangeant derrière la libre circulation. Les deux chambres du Parlement l’ont fermement rejeté.

Le spectre du 9 février 2014 plane sur la campagne. Le peuple suisse avait décidé de mettre un frein à l’immigration à l’issue d’un vote particulièrement serré. Les débats pour mettre en œuvre ce texte de l’UDC sans nuire à l’économie ont dominé les discussions politiques pendant trois ans, crispant au passage les relations entre Bruxelles et Berne.


Le grand écart des syndicats

De nombreux milieux ont intérêt à ne pas voir l’histoire se répéter, à commencer par les syndicats. Il y a six ans, l’Union syndicale suisse (USS) n’avait quasiment pas combattu l’initiative «Contre l’immigration de masse», déçue par le refus du patronat de prendre des mesures supplémentaires pour éviter une pression sur les salaires. La faîtière des syndicats suisses avait ensuite été surprise par son acceptation à une courte majorité. Pour éviter un échec similaire, les représentants des salariés ont cette fois décidé d’employer les grands moyens: ils investiront un demi-million de francs dans la campagne, une somme qu’ils n’avaient encore jamais dépensée pour combattre une initiative.

En cas d’acceptation du texte, l’USS craint une dérégulation du marché du travail. Avec la libre circulation disparaîtraient également les mesures d’accompagnement, qui ont permis, selon elle, une meilleure protection des travailleurs suisses. Les syndicats jouent toutefois les équilibristes dans ce dossier, puisqu’ils continuent à s’opposer à la signature par le gouvernement de l’accord-cadre censé régler les relations à long terme entre Berne et Bruxelles. Un texte qui ne protège pas suffisamment les salaires suisses, à leurs yeux.  


Que dit l’économie?

L’association faîtière Economiesuisse a fait de la campagne contre l’initiative «de limitation» sa priorité pour l’année 2020. Contrairement à ce que prétend l’UDC, l’organisation est convaincue qu’une acceptation du texte ferait tomber l’ensemble des accords bilatéraux 1.

Les conséquences économiques d’un tel scénario seraient néfastes, selon un rapportLien externe publié en 2015 par le Secrétariat d’État à l’économie. L’extinction des sept accords entraverait l’accès au marché européen et engendrerait une détérioration de la position concurrentielle de la Suisse. Le PIB baisserait ainsi de 5 à 7% à l’horizon 2035, selon l’étude.

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Les chiffres parlent en défaveur de l’initiative

Si l’UDC agite le spectre d’une immigration «démesurée», les chiffres ne corroborent pas ses propos. L’évolution de l’immigration dépend essentiellement des besoins de l’économie suisse et de la situation économique à l’étranger.

L’introduction de la libre circulation intégrale des personnes a coïncidé avec la crise économique et financière de 2008. L’économie helvétique ayant été moins durement frappée que celle des pays du sud de l’Europe, l’immigration a fortement augmenté pendant plusieurs années. Toutefois, entre 2013 et 2018, avec le retour de la croissance, le solde migratoire en provenance de l’Europe a diminué de moitié, passant de près de 61’000 à 30’900.


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Quelles sont les chances du texte?

La mission risque de s’avérer difficile pour l’UDC. Seule pour défendre son texte, la droite conservatrice aura du mal à jouer sur la crainte d’un afflux massif de travailleurs de l’UE, puisque l’immigration européenne a diminué depuis 2013. Le contexte n’est pas le même que lorsque le peuple suisse avait accepté l’initiative «Contre l’immigration de masse».

De plus, avant le vote du 9 février 2014, le peuple suisse avait toujours soutenu la voie bilatérale en votation fédérale. En 2000, les citoyens ont accepté à 67,2% des voix les accords bilatéraux 1, qui prévoyaient notamment l’introduction de la libre circulation des personnes. Cinq ans plus tard, ils ont approuvé leur extension aux dix nouveaux États membres de l’UE. Les électeurs en ont fait de même en 2009 pour les deux nouveaux adhérents au club européen, la Bulgarie et la Roumanie.

Une surprise ne peut toutefois pas être exclue. Lors du vote sur «l’immigration de masse», l’UDC avait gagné seule contre tous, provoquant un véritable coup de tonnerre.

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